La canonisation du Coran à la lumière de la science moderne
(Partie 1)

Chateaubriand
L’homme est ennemi de l’inconnu.
L’homme est la somme du corps et de l’esprit. Celui-ci se caractérise par cette double dimension : spirituelle et physique. L’Histoire enregistre le cycle incessant des combats d’idées qui se succèdent à l’aune des évènements qui la ponctuent et qui s’intègrent dans un mouvement global d’alternance. La science dite moderne n’est qu’un élément ponctuel de ce schéma en forme de dents de scie. Elle s’inscrit en réaction à l’obscurantisme de l’Église qui favorisait, pour extrapoler un peu, l’émancipation religieuse de l’âme aux dépens des exigences temporelles nécessaires à son existence. Cet excès d’intérêt suscita de vives contestations allant dans le sens opposé et qui inversera la donne en proposant un déséquilibre inversé ; l’émancipation du corps au sacrifice de la morale, grâce à l’ère de l’Humanisme dans laquelle nous baignons allégrement, actuellement.
Cette doctrine, qui est le miroir inversée de son ancien bourreau, apporte dans sa vague, son lot de comportements viciés, ces perversions ou déviances comportementales qui sont propres à tout déséquilibre. Ceux-ci ne peuvent garantir de solutions viables et pérennes pour le destin serein d’une humanité en dérive, bien qu’ils puissent combler, de façon ponctuelle et éphémère, un vide, ou tout au moins répondre à certaines atteintes, mais surtout soulager de vieilles et profondes frustrations. On fit sauter les tabous les plus ancrés au nom de la liberté, ou plutôt du principe libertin de la libération des mœurs qui faisait écho, dans le domaine libertaire de la finance, à la libéralité d’un libéralisme effréné. Dans le domaine de la science, il a s’agit de briser les chaines des anciennes superstitions qu’on a aisément amalgamées à toute forme de religiosité, mise à part peut-être, quoi que paradoxalement, l’occultisme.
Dieu était devenu un tabou et les croyances tant moquées dans les salons mondains, furent rangées au placard, ou jetées dans les ténébreux cachots du patrimoine national. On sacrifia la sainte nature sur l’autel du matérialisme. Mais, comme tout déséquilibre, qui surf désormais sur le revers de la médaille, il germait en lui les graines de la contradiction, et donc, de son autodestruction. Puisqu’il occultait la dimension immatérielle de la vie sur terre, il rejeta toute action extérieure à la création de l’Univers sans en apporter le moindre argument scientifique autre qu’en l’état actuel des avancements scientifiques, on n’était pas en mesure de le démontrer. Pourtant, cet argument n’a rien de scientifique en lui-même, car Pour paraphraser J. Johns, l'absence d'une preuve n'est pas la preuve d'une absence. La science se mettait une balle dans le pied, car elle réduisait son champ d’action de façon tout à fait arbitraire, et sans le moindre fondement scientifique et rationnel, ce qui en faisait une… croyance.
Cela n’empêcha pas au monde moderne d’ériger cette approche biaisée et bancale au rang de dogme qui s’exhumait sur les cendres des religions résiduelles. La nature à horreur du vide, et les hérauts du matérialisme ne s’en cachent pas : « Les grandes mythologies élaborées en Occident depuis l'aube du XIXe siècle ne sont pas simplement des efforts pour combler le vide laissé par la décomposition de la théologie [...]. Elles sont elles-mêmes une sorte de « théologie de substitution ». »
— George Steiner
« Oui nous voulons supprimer la religion pour cette raison que nous avons quelque chose de très supérieur à mettre en place : la philosophie laïque, fruit de la science et de la longue expérience de l'humanité. »
(Alphonse Aulard, radical socialiste franc maçon militant et co fondateur des droits de l'homme)
« La philosophie doit prendre le relais de la religion, sans textes sacrés, sans le Coran, la Bible ou le livre du Bouddha. »
(André Comte-Sponville / né en 1952)
Tout le système éducatif fut mis en place pour bannir les religions du discours national : « Organiser l'humanité sans Dieu et sans roi », se vantait Jules Ferry, le chantre de la laïcité.
Le Frère franc-maçon Dequaire Grobel, inspecteur d’Académie, proclama devant les membres d’un Convent du Grand Orient en 1896 :
« Le but de l’école laïque n’est pas d’apprendre à lire, à écrire et à compter, c’est de former des libres-penseurs.
- Lorsqu’à 13 ans, il a quitté les bancs de l’école, l’élève n’a pas profité de l’enseignement s’il reste croyant.
- L’école laïque n’aura porté ses fruits que si l’enfant est débarrassé du dogme, s’il a renié la foi de ses pères, s’il a renoncé à la foi catholique.
- L’école laïque est un moule où l’on jette un fils de chrétien et d’où s’échappe un renégat.
- Comme les choses n’iraient pas assez vite à notre gré pour que l’apostasie soit générale, nous nous emparerons du monopole de l’enseignement et alors force sera aux familles de nous livrer leurs enfants. »
http://lesalonbeige.blogs.com/my_weblog/2013/02/ils-viennent-jusque-dans-vos-bras.html
René Viviani, ministre de l’Instruction Publique de 1913 à 1914, ancêtre du Ministère de l’Éducation nationale : « La neutralité fut toujours un mensonge. Nous n’avons jamais eu d’autre dessein que de faire une université antireligieuse […] de façon active, militante, belliqueuse… Nous nous sommes attachés à une œuvre d’irréligion, nous avons arraché la conscience humaine à la croyance. Nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera pas ».
https://bibliothequedecombat.wordpress.com/2013/01/07/ecole-publique-ecole-maconnique/
Nous comprenons mieux pourquoi le darwinisme, ce qui ne fut peut-être au départ qu’une boutade (comme pour définir quelque chose d’insensé comme la prétention de monter sur la lune), est défendu avec autant d’acharnement sur les bancs de l’école.
La canonisation du Coran
Blachère souhaitait et suggérait à propos de ce qu’il appelait « édition critique du texte du Coran », dans son introduction au Coran en 1958 : « Une œuvre de cette ampleur nécessite une collaboration internationale, une mis en commun de toutes les ressources en manuscrits existant dans le monde »
BlachÈre Régis, Introduction au Coran, Paris, Maisonneuve & Larose, 1959, XXXIII-310, p. 196.
C’est dans ce contexte qu’il convient d’appréhender la critique moderne des références textuelles des trois religions monothéistes. Si celle-ci obtint un certain succès avec l’Ancien et le Nouveau Testament qui souffre d’un vide abyssale en matière de transmission orale, elle est tombé, avec le Livre saint des musulmans, sur un os qu’elle chercha à contourner tant bien que mal pour retomber sur ses pattes, à coups de pirouettes dont elle a le secret, quand elle ne s’adonnait pas à de la vulgaire malhonnêteté intellectuelle, à l’instar du Dr Pin, ce profane Allemand passé maitre dans l’art de la fumisterie.[1]
L'idéalisation d'une figure religieuse est un fait « anthropologique » qui concerne toutes les religions. Pour le Coran, contrairement aux thèses révisionnistes, qui ont culminé avec Wansbrough, les manuscrits de Sanaa – malgré tous les obstacles qui nous empêchent encore d’en connaître l’ensemble – attestent que le Coran existait bien en tant que tel à peine un demi-siècle après la mort du Prophète. En revanche, le même corpus nous confirme qu’il existait des variantes textuelles (assez mineures, au fond) et que l’ordre des sourates n’était pas du tout l’ordre aujourd’hui canonique.[2]
Des études philologiques entérinent la thèse de la pérennité de l’ordre des Versets
Cette démonstration a été déjà faite par des chercheurs non musulmans par différentes analyses qui convergent vers ce constat de cohérence interne :
- L’analyse de la structure rythmique des sourates de Pierre Crapon de Caprona[3] ;
- L'analyse rhétorique faite par Michel Cuypers a permit de démontrer la cohérence interne du Coran en dépit de ses apparentes contradictions et ruptures thématiques ; Michel Cuypers s'est basé sur les règles d'appréhension de la rhétorique sémitique, mises en évidences par Robert Lowth au 18ième siècle et théorisées plus tard par Nils Wilhelm Lund sous forme de règles connues sous le nom "Lois de Lund" ;
- L’analyse de la méta-textualité, de la rhétorique, de la binarité et de l'auto-canonisation du Coran (Anne-sylvie Boiliveau) dans Le coran par lui-même Brill 2013.
Ce thème de l’auto référentialité est également traité par Stefan Wild in “Self-referentiality in the Qur'ān” et par Daniel Madigan in "Quran self image". Ces dernières thèses mettent à mal les résultats de la méthode historico-critique en affirmant la cohérence interne du texte coranique et donc l’unicité de sa source.
Fait qui subjugua de Crapona qui en arrive à la conclusion sans appel : « La complexité des structures exclut une composition consciente de Mahomet. C’est pourquoi nous sommes en faveur de ranger cette hymnologie dans une catégorie que nous définirions comme transpersonnelle. »[4]
Voir : https://mideo.revues.org/384
Selon le principe de philosophie analytique nommé « principe de charité » (Halbertal, 1997 : 27), plus on estime quelqu’un, plus on est indulgent, « charitable » envers lui. Or, l’apologie d’un fait historique par ses partisans, qui somme toute est naturelle, n’est discréditée, comme l’a démontré la science moderne avec l’approche apologétique chrétienne, que dans la mesure où des éléments concordants corroborent la suspicion de départ – qui est propre à tout chercheur – non d’emblée !
Même si le discours coranique, surtout en version traduite, peut sembler à certains égards « décousu », « passant sans transition d’un sujet à l’autre », voire « incohérent » (Berque, 2002 : 722-723), « hétérogène et fragmenté » (De Prémare, 2004 : 30), il est en réalité logique et argumenté. De récentes études (Cuypers, 2007) sur l’agencement interne des sourates ont permis de saisir pourquoi des éléments a priori disparates se côtoient : l’agencement répond à des règles de figures concentriques souples s’emboîtant les unes dans les autres, les éléments correspondants se faisant face comme dans un miroir. Les correspondances semblent perdues lors d’une lecture linéaire et partielle, alors qu’elles apparaissent lors d’une lecture élargie. De plus, nombre de correspondances et de répétitions sur l’ensemble du corpus se révèlent davantage à l’oral. Le Coran utilise ces correspondances et ces structures concentriques pour argumenter, et aussi de nombreux autres procédés rhétoriques, logiques, ou implicites (Gwynne, 2004 ; Urvoy, 2002, 2007). Alfred-Louis de Prémare nuance son jugement en notant les « éléments rhétoriques de cohésion » du texte, « l’organisation de certaines compositions » ainsi que « des thèmes doctrinaux récurrents » (De Prémare, 2004 : 32-34).
Le schéma présenté par le texte est simple : Muḥammad est un véritable prophète, il reçoit l’Écriture que Dieu lui révèle et la récite mot à mot. À cela s’ajoute une unité de rhétorique, qui traduit cette volonté de persuasion. La logique est simple afin d’être forte, claire, percutante ; les répétitions sont nombreuses, les sous-entendus sont relativement faciles à intégrer pour l’auditeur ou le lecteur, la subtilité résidant dans l’utilisation de ces éléments rhétoriques simples, comme le fait d’enfermer la pensée en deux solutions seulement, par exemple. A.-L. de Prémare a lui aussi noté la force rhétorique de cette opposition binaire (De Prémare, 2004 : 33). Il reconnaît aussi un certain nombre d’éléments d’unité : cohésion, organisation et récurrence de thèmes.
Un autre argument en faveur de cette idée est qu’une lecture diachronique – qui suit les diverses hypothèses de développement chronologique du texte – donne les résultats suivants. Nous avons constaté une réelle progression de l’idée dans le texte : une période où les récitations de Muḥammad sont directement désignées comme les récitations dictées par Dieu, puis très vite une période où elles sont désignées comme un kitâb descendu sur un prophète, parallèlement à une définition de la prophétie. Et enfin, une dernière période, qui est celle de la confrontation avec la présence d’Écritures réelles aux mains des autres communautés (Boisliveau, 2010 : troisième partie). Il nous semble difficile de penser qu’une telle évolution, au moins en grande partie, ait eu lieu après la mort de Muḥammad.
Si nous cherchons à situer le Coran au milieu des autres textes sacrés des religions, nous constatons qu’il présente une particularité assez rare : il se présente comme un texte ouvertement destiné à faire autorité pour la communauté et à la guider. La seule exception pré-coranique connue est semble-t-il celle des textes du prophète Mani (m. 277 ap. J.-C.), présentés par lui-même comme « Écritures » (Graham, 2006 : 560-561).
Ainsi au contraire d’Écritures telles les Évangiles ou les Lettres de Paul, et avec une force et une prégnance bien supérieure au discours canonisant du Deutéronome, le Coran se définit lui-même comme Écriture révélée, descendue directement de Dieu. Une « auto-canonisation », en quelque sorte. Le Coran est Écriture sacrée avant tout parce qu’il l’affirme, et non parce qu’une communauté l’aurait désigné comme tel. Ceci, même si la communauté fondée sur cette idée l’a ensuite faite sienne. Déclaration de canonicité, causes de la canonisation, fixation du texte et fondement d’une communauté s’entremêlent. Ainsi, cette formulation textuelle du statut d’autorité du Coran au cœur du texte « brouille les pistes » qui remontent aux sources de son statut canonique.
Voir : https://remmm.revues.org/7141
À suivre…
Par : Karim Zentici
[2] Voir également : http://www.projet22.com/religions/islam/article/enigme-mathematique-dans-le-coran.html
[3] Publication : Le Coran : aux sources des paroles oraculaires. Etude rythmique des sourates mecquoises au Publications Orientalistes de France, 1981.
Dommage que cet auteur soit décédé avant d’achever l’analyse des sourates médinoises !
[4] Pierre Crapon de Crapona, Le Coran : aux sources de la parole oraculaire, p. 557.