La propagande jette son dévolu sur le Coran des origines 3/5

24- Asma Hilali, cette autre spécialiste qui fait grincer les dents à Déroche avec son « hypothèse scolaire » au sujet des palimpsestes de Sanaa.
Si on y voit un peu plus clair, on ne peut toujours pas statuer sur la nature de ce texte presque totalement effacé, recouvert par d’autres lignes d’écritures. Asma Hilali, qui a longuement scruté la partie immergée de l’iceberg comme sa partie émergée, a noté un détail capital au début de la sourate 9, inscrite dans la phase la plus ancienne du parchemin.
Ici, elle commence par ce que les musulmans ont appelé la Basmala, c’est-à-dire cette formule composée des mots suivants « Au nom de Dieu, clément et miséricordieux » et qui ouvre tous les chapitres du Livre… ou presque, car justement, la sourate 9 est la seule exception. L’erreur n’est pas passée inaperçue, à l’époque, car un peu plus bas, on lit cette correction : « Ne dis pas : –Au nom de Dieu ».
Ce coup de règle sur les doigts a mis la puce à l’oreille de l’islamologue : l’écriture la plus récente, la plus lisible, présenterait bien les fragments d’un Coran fait pour le culte et la foi tandis que l’autre, plus ancien, qu’on a voulu effacer, n’aurait été peut-être qu’un « support pédagogique », un exercice scolaire qui aurait plus ou moins mal tourné pour son auteur et qui aurait fini par laisser sa place au texte saint. « Oui, c’est visiblement une notation à usage pratique », confirme François Déroche, qui demeure cependant réservé quant à cette hypothèse : « Je ne suis pas convaincu par l’idée du support pédagogique, car la matérialité du manuscrit est semblable à celle des Coran des mosquées. Et puis c’est un in-quarto, bien que la qualité du manuscrit ne soit pas d’une qualité extraordinaire, sa taille représente en soi un investissement conséquent. »[1]
Les tergiversations de Déroche nous sont désormais familières.
Voici un extrait d’un article dans lequel Asma Hilali entérine sa thèse malgré les remarques circonspectes de Si Déroche : « L’édition des manuscrits de Coran les plus anciens est une étape nécessaire afin de mieux comprendre l’histoire de la transmission des textes aux premiers siècles de l’Islam. Depuis les débuts du xxe siècle de l’ère chrétienne, l’intérêt des chercheurs s’est porté sur l’édition des anciens manuscrits du Coran. Ces études s’intéressent particulièrement au problème des variantes de lecture et de récitation du texte et à ses conséquences sur la pensée religieuse et la pratique du culte musulman. La collecte du Coran est décrite dans les sources islamiques du iiie /ixe siècle comme une initiative qui tend essentiellement à réduire les différentes variantes de lectures du texte. Le quasi-consensus des savants autour du codex de ʿUṯmān s’accompagne d’une certaine clôture du débat théologique et juridique qui a pour référence le texte coranique. Cependant, il est historiquement improbable que l’initiative du troisième calife ait abouti à imposer un seul codex. À partir de là, toute découverte d’une nouvelle version du Coran a été souvent associée à la réouverture du même débat.
Ce développement donne à penser que le palimpseste de Ṣanʿā’ n’est probablement pas un codex du Coran mais un support voué à un usage autre que liturgique. Il s’agirait très probablement d’un texte ayant un statut intermédiaire. Il se situe dès lors entre l’aspect fixe du codex et l’aspect inachevé de l’exercice scolaire. Nous sommes tentée de dire que le (ou les) scribe(s) du texte inférieur ne reproduisent pas le codex du Coran mais qu’ils mettent par écrit certaines règles d’apprentissage et d’explication de fragments coraniques.
Le deuxième exemple permet de supposer qu’une tradition exégétique a accompagné les séances d’apprentissage du Coran. Malgré l’ancienneté des fragments du texte inférieur du palimpseste, ceux-ci témoignent de l’existence d’un texte coranique plus ou moins fixé probablement dès le premier siècle de l’Islam. Des normes d’écriture du Coran, de sa récitation et de son interprétation circulaient en effet parmi les croyants au moment où le copiste du texte inférieur a corrigé les erreurs du texte et a apporté les notes exégétiques. Le statut du Coran inférieur semble représenter un stade intermédiaire entre l’aspect fixe d’un codex et la forme inachevée d’un exercice d’apprentissage. Le scribe ne se limite pas à reproduire certains fragments du Coran : il met également par écrit les lois de la récitation.
Malgré son ancienneté, le palimpseste de Ṣanʿā’ n’est donc probablement pas la plus ancienne trace du texte coranique ; ce texte a sans doute circulé du vivant du Prophète Muḥammad, c’est-à-dire avant 632 de l’ère chrétienne. À en croire les anciennes traditions relatant la transmission des textes sacrés aux premiers siècles, la version la plus ancienne aurait été une version orale, préservée dans les mémoires. »[2]
Bien sûr, cette thèse enterre définitivement les élucubrations farfelues du Dr Gerd Puin. En 1999, Toby Lester, rédacteur en chef du magazine The Atlantic Monthly a rendu compte des découvertes de Puin : « Certaines des pages de parchemin dans le trésor yéménite semblaient remonter au viie et viiie siècles de notre ère, ou aux deux premiers siècles de l'Islam ; en d'autres termes il s'agissait de fragments de Coran, et peut-être des plus anciens Corans à avoir existé. Qui plus est, certains de ces fragments ont révélé des écarts, légers mais fascinants, par rapport au texte standard coranique. De telles divergences ne surprennent pas, bien sûr, les historiens habitués à la critique textuelle, mais pour certains elles seraient en complète contradiction avec la croyance musulmane orthodoxe selon laquelle le Coran tel qu'il nous est parvenu aujourd'hui est tout simplement la parole de Dieu, parfaite, intemporelle et immuable. » Alors que pour d'autres et notamment les savants musulmans spécialisés, elles rentrent tout à fait dans les variantes de récitation acceptées du temps du Prophète de l'islam.
Cependant, plusieurs années plus tard, en 2005, Manfred Kropp souligne que l'étude des manuscrits n'a révélé que des erreurs rares attribuables naturellement à des fautes de copistes et précisé : « Tout ce qu'on voit maintenant, tous ces fragments ont une cohérence, stabilité surprenante. Il y a très peu de différence matérielle dans le rasm c'est-à-dire dans le consonnantisme du texte. Les divergences portent surtout sur la séparation de vers, sur la séparation de sourates, donc des différents chapitres. Et des détails des liens philologiques. Sinon c'est vraiment surprenant comment le texte dès le début de son attestation matérielle ait une stabilité énorme, extraordinaire. ». Et en 2007, François Déroche a souligné que le rasm des manuscrits de Sanaa reste fidèle au corpus disponible actuellement, mais qu'il existe des manuscrits dans lesquels les sourates sont organisées dans d'autres ordres chronologiques.
Différentes interprétations des chercheurs sont émises au sujet de ce palimpseste inférieur :
- Pour Asma Hilali le texte inférieur du palimpseste (celui qui a été effacé) « est un manuel de lecture et d'apprentissage du Coran » ; elle remarqua une erreur du scribe dans le début de la sourate 9 du palimpseste qui débute par la basmala. Un correcteur nota un peu plus bas : « ne dis pas : « Au nom de Dieu » ». En effet sur les 114 sourates du Coran, cette sourate est la seule qui ne débute pas par cette formule. Pour la chercheuse, ces « différences consistent en des annotations didactiques qui montrent que celui qui était en train d'écrire apprenait dans le même temps le Coran et cherchait des repères mnémotechniques pour le mémoriser. Le texte inférieur est donc plus un manuel de lecture et d'apprentissage du Coran qu'une tentative de le fixer. Il témoigne de l'histoire de la transmission du texte, plus que d'une tentative de canonisation ». L'auteur évoque tout de même dans le texte cité que le processus de mise en place du Coran aurait été long.
Dans un autre texte elle évoque un processus de « transformation et d'écriture créative ». François Déroche émet quelques réserves au sujet de cette hypothèse.
- Hassan Chahdi lors d'une conférence au Collège de France, cite l'imam Al-Chafii, fondateur de l'une des quatre écoles sunnites, qui écrit dans son ouvrage Ar-Risâla : « Certains tabi'un disaient : J'ai rencontré un nombre important de compagnons du Prophète, leurs lectures divergeaient, mais elles indiquaient le même sens. J'ai rapporté ces paroles à certains d'entre eux, ils me répondirent qu'il n'y a aucun mal tant que le sens est inchangé. » Ces témoignages semblent conforter la vision selon laquelle le Coran est créé comme le soutenaient les motazilites.
- Michel Orcel explique que bien qu'il n'existe pas à ce jour d'études exhaustives sur les conséquences que l'on devrait tirer de la découverte des manuscrits de Sanaa, on peut d'ores et déjà dire que l'on retrouve des versions qui correspondent à ce que nous savons des Corans concurrents (celles qui ont été éliminées au moment de la sélection comme le Coran d'Ali, de Mas'ud ou encore d'Ubay). Ces différences d'ordonnancements rappellent ce que nous savons des Corans qui ont disparu. Et finalement ce sont des variations très mineures par rapport au Coran d'Othman.
Cependant, Michel Cuypers affirme qu'un ordre caché existerait en arrière-plan des sourates. Ce spécialiste en rhétorique sémitique et coranique voit une symétrie cachée dans le style coranique, sourate par sourate, qu'il dit étonnante. Selon lui, l'aspect décousu du Coran ne serait qu'une impression trompeuse, due au fait que la rhétorique « cachée » dedans aurait été perdue depuis l'époque de sa rédaction.
En 2000, The Guardian a interrogé un certain nombre d'érudits sur leur opinion au sujet des affirmations de Puin, parmi eux le Dr Tarif Khalidi, maître de conférences en études islamiques à l'université de Cambridge, et le professeur Allen Jones, maître de conférences en études coraniques à l'université d'Oxford. En ce qui concerne l'affirmation de Puin selon laquelle certains mots et certaines prononciations dans le Coran n'ont pas été normalisés jusqu'au ixe siècle, l'article note :
« Jones reconnaît que des changements « insignifiants » ont été apportées à la recension othmanienne. Khalidi affirme que la compréhension musulmane traditionnelle du développement du Coran est toujours vraie en gros et il affirme : « Je n'ai encore rien vu qui fût susceptible de changer radicalement mon point de vue ».
Selon [Jones] le Coran de Sana'a pourrait n'être qu'une mauvaise copie qu'utilisaient des personnes auxquelles le texte othmanien n'était pas encore parvenu. « Il n'est pas exclu qu'après la promulgation du texte othmanien, il lui ait fallu beaucoup de temps pour se propager. »[3]
25- Cyrille Moreno, qui, à ma grande surprise, écrit sous le pseudonyme de D. el ‘Ajami, ce réformiste de rupture qui ne dit pas son nom (tout s’explique !).[4] Ce dernier est l’auteur d’une thèse soutenue en 2016 pour obtenir le grade de : Docteur de l’université de Strasbourg. Ce dernier bat en brèche nombre d’idées reçues et de phantasmes sur la compilation. Vu leurs importances, je reproduis ici de longs passages de sa thèse :
De manière concrète donc, la recension Hafs est aussi celle suivie par le monde shiite. En outre, et quoi qu’on en dise, les autres “versions du Coran” alimentant les colonnes islamologiques n’ont pas d’existence réelle et relèvent dans les faits de la spéculation intellectuelle. Enfin, le projet d’une édition critique du codex coranique nommé Corpus coranicum pourrait ne pas tenir ses promesses.
Nous pensons notamment au Coran dit de ‘Alî, ou ceux de ‘Ubay ibn Ka‘b et Ibn Masa‘ûd. Ces supposées “versions” ne sont connues qu’au travers de quelques hadîths du côté sunnite, et de variantes propres à l’exégèse imamites, dont la fonction dans les deux cas n’est à l’évidence que de justifier de qirâ’ât/variantes particulières, lesquelles ne respectent pas le ductus/rasm, ou corps consonantique dit uthmannien. Si le shiisme a beaucoup traité de ces fameuses recensions, et l’on comprend l’usage anti-orthodoxie sunnite et pro-alide qu’il a pu en faire, aucun exemplaire n’en a jamais été retrouvé. Du point de vue islamologique, leur existence en tant que codex n’est due qu’à la mention qu’en fit au IVème siècle H. dans son Firhist le bibliographe shiite Ibn an–Nadîm. L’on ne peut techniquement vérifier cette assertion mais, une chose est sûre, aucun des codex qu’il mentionne n’a survécu, si tant est qu’ils aient eu un jour une quelconque réalité en tant que corpus.
Nous entendons là que, tout bien considéré, il se pourrait que ce projet ne puisse produire à terme qu’une édition du Coran basée sur la ligne consonantique dite uthmanienne et modulée par l’ensemble des variantes de lectures ou qirâ’at, ce dont nous disposons depuis des siècles. Sous un autre aspect, il y aurait beaucoup à dire sur la saga de ce que l’on appellera sans peine « Les aventuriers de l’Archive perdue ». De l’accident de montagne de l’érudit coranologue Gotthelf Bergsträsser à l’accident d’avion de son continuateur Otto Pretzl, en passant par l’incroyable dissimulation de leurs microfilms de corans anciens par Anton Spitaler, agent des renseignements du IIIe Reich, puis par leur non moins étonnante réapparition entre les mains de l’islamologue allemande Angelika Neuwirth – et ne parle-t-on pas à présent d’une destruction possible par les bombardements saoudiens des manuscrits encore conservés à Sanaa ! Ceci ouvre le deuxième opus de cette « Odyssée coranique » quant au traitement assez particulier des manuscrits de la mosquée de Sanaa par le Dr Gerd Puin et son épouse ; cf. Gerd-Rüdiger Puin, Observations on Early Qur’an Manuscripts in San‘â’, in S. Wild éd., The Qur’an as text, Leyde, 1996, p. 107-111.
Ajoutons là que l’affaire du « Palimpseste de Sanaa » qui avait fait grand bruit paraît, après étude sérieuse, seulement indiquer qu’il existait une transmission oro-scripturaire fixée du Coran avant la fin du premier siècle de l’Hégire, cf. Asma Hilali, Le palimpseste de San‘â’ et la canonisation du Coran : Nouveaux éléments, Cahiers Glotz, éd. De Boccard, XXI, 2010, p. 443-44κ. En tout état de cause, aucun résultat concret n’est réellement venu pour l’instant nous éclairer sur la genèse du Coran et sur la ou les formes qu’il dut ou put avoir. Pour un avis similaire, voir Claude Gilliot, Origines et fixation du texte coranique, Études 12/2008, Tome 409, p. 643- 652.
À suivre…
Par : Karim Zentici