La foi est-elle synonyme de calvaire sur terre ? 2/6

Extraits du traité de l’amour révérenciel d’ibn Taïmiya.
L'homme est doté d’une force intérieure impulsant les sentiments d’amour et de haine. Le véritable bonheur et l’épanouissement personnel se résument à aimer ce qui plait à Dieu et à détester ce qui Lui déplait. S'il n'y avait pas dans le monde ce qui pourrait activer ce sentiment, l'animer et l’alimenter dans un perpétuel rapport de force entre le bien et le mal, personne ne pourrait parachever sa foi ni prouver son amour en Dieu : (Les véritables croyants sont ceux qui donnent foi à Allah et à Son Messager sans ne plus jamais être assailli par le doute ; le sacrifice de leurs biens et de leurs personnes qu’ils vouent à la cause d’Allah est le garant de leur sincérité).[1] Par rapport à ce postulat, les tenants de la première opinion dans ce débat intra-prédestination, soutiennent que les plaisirs sur terre ne sont pas des bienfaits dans l'absolu, sinon, les croyants n’auraient aucune particularité par rapport à leurs ennemis idéologiques qui seraient même mieux lotis.
Ils pensent que la Révélation est la seule véritable faveur que Dieu leur accorde malgré leur avide opulence et l’ingratitude qui en résulte. Et pourtant, ils renient la prophétie au lieu de s’y plier et de profiter de ses bienfaits. La lignée des Qoraïchites était à cette époque un bienfait du ciel si bien que le Prophète (r) devait préciser qu’il ne s’en vantait pas : « sans prétention aucune, je suis de Qoraïche. »[2]
La prophétie serait le véritable trésor ayant comblé les habitants de la Ville sainte : (Allah prend en exemple une cité paisible où, baignée dans la sécurité, coulait à flot les richesses en provenance de tous les horizons, mais, bientôt, elle renia les bienfaits de son Seigneur qui, en punition à son ingratitude, lui fit goûter aux affres de la faim et de la peur • Ses habitants ont bien reçu la présence d’un messager avec qui ils se sont comportés tels des injustes en reniant tout bonnement son message, alors un châtiment les a durement frappés).[3] Les païens de la Péninsule ont tourné le dos au plus beau des trésors qui leur a été donné, et qui émanait directement du ciel, la Révélation transmise à leur adresse par le biais de Mohammed : (Mohammed n’est qu’un Messager parmi tant d’autres qui l’ont précédé ; seriez-vous prêt à tourner les talons s’il venait à mourir ou à être tué ? Ceux qui oseraient le faire ne nuiraient en rien à Allah qui sait récompenser Ses serviteurs reconnaissants).[4]
Pour trancher dans ce débat, nous disons que les hommes ont, indéniablement, à leur disposition sur terre de quoi assurer leur bien-être, et ce bonheur à même de les rendre heureux, sauf que, utilisé à mauvais escient, il devient source de malheur : (Vous méritez votre sort, vous qui vous être vautrés sur terre dans l’arrogance et la suffisance sans que rien ne vous donne raison)[5] ; (Le jour où les impies seront conduits au feu, les remontrances siffleront à leurs oreilles : c’est pour en arriver là que vous avez dilapidé vos richesses, et croqué la vie à pleines dents ? Eh bien, désormais, goûtez à cet avilissant supplice, vous qui sans que rien ne vous donne raison vous êtes enflés d’orgueil sur terre, et livrés à tous les excès)[6] ; (Ne te préoccupe pas de ces impies qui, vautrés dans les richesses, traitent Mes Signes de mensonge, j’en fais mon affaire, mais pour l’instant, accorde-leur un sursis)[7] ; (Laisse-les faire bonne chère, et, bercés d’illusion, s’adonner aux plaisirs de la vie, ils déchanteront bien assez tôt)[8] ; (Sachez que la vie d’ici-bas n’est qu’un amas de futiles distractions, de vaines parures, d’avides rivalités, d’étalage de son opulence et de sa nombreuse descendance ; celle-ci est aussi éphémère qu’une floraison saisonnière qui, provoquée par la pluie, à la grande joie des cultivateurs, arrive en si peu de temps à se faner et à se dessécher ; alors que le sort des hommes vacille dans la vie future entre un terrible châtiment et le pardon accompagné de l’agrément d’Allah ; c’est dire à quel point les jouissances de ce monde sont aussi illusoires).[9]
Il est indéniable que le Coran parle de bienfaits, mais il est légitime de se demander 1°) si ce sont des bienfaits en tout point, 2°) s’il est pertinent de mettre sur le même pied d’égalité les jouissances distribuées indistinctement aux croyants et aux mécréants, avec cette différence notable que les croyants bénéficient de la foi et de tout l’univers qui gravite autour. En d’autres termes, sont-ils plus ou moins voire autant comblés les uns que les autres ? Ce second point nous ramène à la problématique de départ. Alors mettons un peu de clarté sur ces deux problématiques soulevées.
1°) Sachons que les plaisirs en eux-mêmes ne sont pas obligatoirement le fruit du labeur d’une personne quelconque, mais leur provenance est multifactorielle, et le labeur n’en est qu’un parmi tant d’autres ; à l’instar de n’importe quelle production que Dieu met à la disposition de l’homme grâce à des moyens multiples, notamment grâce à son travail.
Or, l’une des provenances des plaisirs est en désaccord avec la Volonté préceptive de Dieu par le biais soit des manquements aux devoirs religieux soit des péchés plus ou moins graves tels que l’adultère, les mauvais fréquentations, l'injustice, le polythéisme, les conjectures infondées à l’encontre du Seigneur. Le plaisir immédiat obtenu à la suite d’un péché est insignifiant comparativement à la douleur de la punition prévue pour celui-ci, et cela, quand bien même, elle serait retardée. Un plat empoisonné offre un plaisir immédiat qui débouche sur la maladie ou la mort. Il va sans dire que le repentir annule les effets des péchés tels que la punition ; il offre l’occasion de se racheter en multipliant les bonnes actions.
On pourrait objecter qu’il est plus facile d’obtenir satisfaction à la suite d’un péché que de se débarrasser du vice qui nait de son addiction ; et donc, la joie du repentir est relativement gâchée en regard des efforts considérables qu’il réclame afin de renoncer à cette transgression. Ces efforts sont d’autant plus pénibles qu’ils sont automatiquement accompagnés, en guise de nouveau départ, d’une série de bonnes actions qui n’est pas sans encombre. Selon l’adage, « Il est plus dur de renoncer à la faute que d’emprunter le chemin de la contrition. » Un autre dicton est tout aussi éloquent : « un plaisir éphémère est trop souvent source de longs regrets. »
Ce à quoi nous répondons que les œuvres expiatrices sur le chemin de la pénitence offrent des opportunités de récompense qui vont bien au-delà que le simple renoncement au péché. On peut facilement en déduire que le calvaire du repenti est sans commune mesure avec, dans les mêmes conditions, la situation qui précède le péché, bien que ce calvaire soit plus méritoire que l’innocence. On constate ce même rapport entre les malheurs expiateurs et les plaisirs interdits ; soit qu’il est plus pénible d’endurer les malheurs expiateurs comparativement à la jouissance procurée par les plaisirs interdits.
Il y a la situation où le bien-être est obtenu sans passer par les interdits. Il est donc possible de s’épanouir matériellement dans les limites du licite grâce à la richesse, le pouvoir, les plaisirs de la chaire, la gastronomie, etc. tout en respectant ses obligations religieuses. La religion n’interdit pas les jouissances à condition qu’elles ne soient ni illicites ni accueillies avec ingratitude : (Vous croyants, consommez à votre guise les éléments sains que Nous vous prodiguons, mais soyez reconnaissants envers Dieu si c'est vraiment Lui que vous servez).[10]
Aussi, d'après Muslim, le Prophète a dit (r) : « Le Seigneur est satisfait de Son serviteur qui le loue en guise de reconnaissance après avoir consommé quelque nourriture ou quelque boisson. »[11]
Une autre diction nous apprend : « Il est aussi louable de remercier Dieu pour son repas que d’endurer la faim à l’occasion du jeûne. » Ibn Mâdja fait remonter cette narration à l’Élu (r).
Le Très-Haut prévient : (Ce jour-là, vous devrez rendre compte des bienfaits dont vous avez été gratifiés).[12]
Un jour, tiraillé par la faim, l’Ami d’Allah (r) se rendit à la mosquée où il trouva ses deux amis Abû Bakr et ‘Omar qui furent arrachés à leur domicile pour le même motif. Les trois compagnons se rendirent alors chez Abû el Haïtham ibn e-Taïyihân qui les installa à l'ombre d’un palmier pour leur offrir des fruits, de la viande, et leur servir de l'eau fraîche. À la fin de ce fructueux repas, le Bien-aimé signala : « Voici un exemple des bienfaits dont vous devrez rendre compte dans l’au-delà. »[13]
L’interrogatoire futur portera sur leur réaction vis-à-vis de ce repas délicieux, non qu’il soit interdit d’en manger. La notion de reconnaissance est très importante dans le discours coranique. Celle-ci se manifeste par l’usage des bienfaits à bon escient. L’ingratitude consiste donc à s’en servir avec l’objectif inconscient ou assumé de désobéir à Dieu. Les largesses dont profitent les hommes ont pour vocation de les soutenir dans l’accomplissement de leurs devoirs envers le Créateur. À partir du moment où ils négligent ces devoirs bien qu’ils soient comblés, c’est la preuve qu’ils utilisent ces largesses à mauvais escient. Cette rébellion est doublement condamnable, primo pour avoir failli à ses obligations, et secundo pour avoir manifesté de l’ingratitude en échange des bienfaits dont ils sont comblés et qui étaient censés les aider dans leur cheminement spirituel et matériel. Cette double action, l’ingratitude qui mène à la faute, fut consignée dans le registre du Destin céleste qui respecte quatre étapes : le Savoir préalable qui relève de l’Omniscience divine, la Volonté, le Pouvoir de création qui relève de l’Omnipotence divine et la création effective.
En définitive, la générosité de Dieu engendre le malheur de l’individu gangréné par la cupidité et l’ingratitude. De ce fait, il vacille entre le délice et le supplice. Il doit son malheur à ses mauvaises actions, mais surtout à son manque de reconnaissance qui engage sa responsabilité devant le Seigneur Maitre de l’Univers et qui met en faillite sa crainte révérencielle lui servant de rempart. Tous ses plaisirs sont relativement des bienfaits, sauf que, en regard des conséquences, ils sont susceptibles de conduire l’individu à sa perte. Il n’est donc pas tout à fait vrai ni d’ailleurs tout à fait faut de les assimiler à des bienfaits dans l’absolu. C’est leur utilisation, bonne ou mauvaise, qui déterminera leur véritable statut.
Ceux-ci représentent un délice en regard des devoirs et de la promesse/menace divine qui se profilent en fonction des réactions, et ils constituent un supplice en regard du pécheur qui enfreint la Loi. Le cas échéant, le supplice l’emporte sur le délice, et le préjudice qui s’ensuit sera à hauteur de la désobéissance, et pleinement mérité. Dès lors, il sera trop tard pour se lamenter. Dans son cas, on ne parle pas de « bienfaits » prédestinés, bien qu’ils rentrent dans le domaine plus vaste des plaisirs terrestres englobant aussi bien le croyant que le mécréant. Après coup, on se rend compte que ces fameux bienfaits avaient plus la fonction d’appât et de leurre que Dieu tend au méchant. Celui-ci ressemble à un sursis qui, au terme d’un stratagème bien ficelé, plonge le coupable dans l’insouciance pour mieux le subjuguer. Ainsi maintenu en haleine, sa déception sera plus violente.
Donc, on ne juge pas de la bienveillance de Dieu en fonction de la présence ou de l’absence d’un quelconque bienfait, nous enseigne ce passage en substance : (L’homme est constamment éprouvé ; quand Son Seigneur l’honore et le comble sans compter, il exulte : « Allah m’honore ! » • Mais, quand pour l’éprouver, Il lui prodigue Ses largesse avec parcimonie, il crie : « Allah m’avilie ! » • Hé pourtant !).[14]
Dans la même phrase, le terme « honoré » est utilisé pour désigner deux réalités différentes : 1°) Dieu honore l’individu éprouvé en lui prodiguant des largesses, 2°) sauf que ce dernier, à tort, assimile cela à un « honneur ». C’est la preuve que ce terme n’a pas la même fonction que cet éprouvé lui prête. En effet, l’honneur en question est censé lui apporter bonheur et épanouissement, alors qu’il ne récolte que malheur et désolation, soit tout le contraire de ses aspirations. La déception provoque une sensation de douleur plus intense que l’espoir ayant, au départ, nourrit sa joie. Il ne se doutait pas qu’il était tout simplement confronté à une épreuve afin qu’Allah reconnaisse les siens. S’Il connaissait à l’avance les réactions de chacun, Il leur montre le déroulement des évènements pour couper court à toute excuse éventuelle.
Le premier segment de phrase : (quand Son Seigneur l’honore et le comble sans compter) se décompose en deux temps : il y a d’abord « l’honore » qui correspond à un acte de générosité à l’égard de l’éprouvé qui en récolte les bienfaits. Il y a donc ensuite « le comble » pour montrer le lien de cause à effet entre les deux.
À suivre…
Par : Karim Zentici
[1] Les appartements ; 15
[2] Rapporté par e-Tabarânî dans el Mu'jam el awsat ; l’auteur de la récension de notre ouvrage déplore que certains de ses rapporteurs lui soient complètement inconnus. D’ailleurs, l’auteur de majma' e-zawâid fait le même constat, quoi qu'il existe d'autres versions avec un énoncé plus ou moins identique, venant corroborer cette narration. D'autre part, dans la même note en bas de page, l’auteur reconnaît aussi qu'il n’arrive pas à faire le lien entre ce hadîth et le passage dans lequel il s’intègre. La traduction semble avoir démêlée cette énigme. (N. du T.)
[3] Les abeilles ; 112-113
[4] La famille d'Imrân ; 144
[5] L’Absoluteur ; 75
[6] El Ahqâf ; 20
[7] L’homme enveloppé dans son manteau ; 11
[8] El Hijr ; 3
[9] Le fer ; 20
[10] La vache ; 172
[11] Rapporté par Muslim, Ahmed et Abû Ya'lâ.
[12] L’accumulation des richesses ; 8
[13] Extrait d'un long hadîth rapporté par Abû Dâwûd, e-Tirmidhî, e-Nasâî, Ibn Mâdja, etc.
[14] L’aube ; 15-17