La foi est-elle synonyme de calvaire sur terre ? 5/6

Extraits du traité de l’amour révérenciel d’ibn Taïmiya.
[Est-il envisageable que Dieu châtie un innocent ?]
Le sujet du Destin suscite depuis toujours des interrogations et d’interminables débats sur la sagesse divine qui se cache derrière la création et la Loi ; sauf que sans l’appui de la Révélation pour mettre en lumière la vérité, ces polémiques stériles brise l’harmonie du groupe qui se scinde en factions rivales et hérétiques. Chaque hérésie défend ce qu’elle pense être la vérité et campe donc sur ses positions. Le sujet qui nous intéresse a fait naitre un dégradé d’opinions dont voici les principales.
1°) La création et la Loi sont destinées à servir les intérêts des hommes sauf que ces derniers vont dans le sens contraire de leurs intérêts de leur propre initiative sans l’intervention du Créateur dans le sens où leurs actes ne sont plus en relation avec Sa création ni Sa Volonté. Pour évacuer l’idée que Dieu est injuste ou imparfait, ils attribuent à la création un pouvoir autonome d’action. Selon cette conception, le Seigneur est Sage, Juste et Bon, mais amputé du Savoir antérieur à la création qui inspire l’écriture du Destin dans la Table gardée, et des plans généraux de la création qui sont liés à Sa Volonté, et, de surcroit, à Son Pouvoir.
À partir de ce paradigme initial, deux tendances s’opposent sur la pertinence des quatre étapes du Destin avec d’un côté le crédo amputant à Dieu le Savoir antérieur et son écriture antérieure, et de l’autre côté le crédo soutenant l’inverse avec l’idée qu’Il savait que ces créatures allaient mal agir, sauf qu’avant cela, Il a tenu à les orienter, dans leur intérêt exclusif et perpétuel, vers les meilleurs moyens d’appréhender la création et la Loi, et donc d’œuvrer en conformité avec Sa Volonté préceptive.
Bien sûr, cette dernière opinion provoqua un tollé dans les milieux anti-prédestination. Vous décrivez là le plus imbécile des ignorants, s’indignent-ils, car vous prêtez à Dieu la Volonté de faire parvenir en vain le bien à Ses créatures en mettant à leur disposition tous les moyens possibles ; et, au bout du compte, non seulement Il n’arrive pas à concrétiser Ses ambitions, mais Il savait à l’avance que Son plan était voué à l’échec. Pour échapper à la problématique d’un Être suprême imbécile, ils optent, ce qui est bien pire, pour un Dieu incapable en Lui retirant tout pouvoir sur Ses créatures en dehors des ingrédients qu’Il place sur leur chemin en vue de guider leur choix.
En face, une faction pro-prédestination rend coup pour coup. Celle-ci réaffirme son adhésion à un Pouvoir et une Volonté d’ensemble, à la création et au Savoir antérieur. Tous ces points du crédo sont globalement en phase avec les Textes sur les étapes du Destin, bien que certains détails de leur raisonnement s’inscrivent en porte-à-faux avec la Tradition prophétique.
En effet, le corpus de la sunna établit que Dieu est libre de faire ce qu’Il veut sans ne rendre de compte à personne dans les Sentences qu’Il prononce. Ce sont plutôt les créatures qui Lui doivent des comptes, elles qui sont censés Lui obéir, bien que dans les faits, Il guide à Sa guise celles de Son choix au détriment de celles qu’Il décide d’égarer à Son gré : (Allah convie les hommes à gagner le salut, mais Il guide qui bon Lui semble sur le droit chemin).[1]
À partir de ce postulat qui est juste, cette faction pro-prédestination forge le concept que Dieu sort les êtres du néant sans but précis ni raison suprême. La création ne serait pas spécialement la manifestation de Sa Miséricorde, car Il pourrait tout aussi bien décider la ruine sans exception de tous ces êtres qu’Il a pourtant créés ; les deux hypothèses, la Miséricorde ou la ruine, n’ayant pas plus de poids l’une que l’autre. Il est tout à fait envisageable, selon cette vision, que Dieu soit l’auteur d’injustice, bien que cette éventualité soit, en réalité, complètement exclue, si l’on sait qu’Il se l’est interdite à lui-même. Les Textes sont formels sur la chose. Ceux-ci démontrent clairement que les hommes sont jugés sur la base des actes, et que nul ne supporte le fardeau d’un autre. Tous ceux qui œuvrent sur la base de la foi seront jugés sur la totalité de leurs actions sans ne subir la moindre lésion ni omission.
Cette tendance affirme noir sur blanc que tout élément qui entre dans le cadre de la création potentielle, et qui par conséquent relève du possible n’est pas assimilé à de l’injustice. Celle-ci imagine tout à fait que les prophètes soient châtiés et que les criminels soient honorés, soit autant de scénarios dont l’exécution est impossible dans les plans du Tout-Puissant, non pas en vertu de Son Pouvoir, mais en vertu de la justice qu’Il s’est auto-imposé comme ligne de conduite. À cause de cet amalgame, les tenants de cette faction proposent une définition biaisée de l’injustice. À leurs yeux, à partir du moment qu’une chose soit possible, hé bien sa réalisation sort du cadre de l’injustice. Ils en concluent que l’injustice est impossible à Dieu. C’est de cette façon qu’ils interprètent le Verset : (car, en aucun cas, Allah ne souhaite châtier Ses créatures avec injustice).[2] La Volonté dont il est question ici s’arrêterait aux limites du possible, dans le sens où Dieu ne souhaiterait pas ce qui est impossible. Ils en concluent que Dieu est seulement capable de la justice puisque le contraire n’entre pas dans Son champ d’action. En cela, Il ne renonce pas à l’injustice puisqu’il en est incapable.
Pour justifier l’absence de « cause suprême » dans les actions divines, ils suggèrent de façon tout à fait aléatoire que la Loi céleste revêt des Commandements qui ne sont pas adaptés aux besoins des hommes, et qui ne constituent aucun intérêt ni au niveau individuel ni au niveau collectif. Ils seraient même potentiellement préjudiciables, bien que, paradoxalement, toute défection est passible d’une punition. Le fidèle serait ainsi pris en étau entre deux solutions toute aussi nuisibles l’une que l’autre. Le respect de la Loi céleste ne serait pas plus avantageux sur terre que son infraction. Dans ces conditions, la Révélation ne rendrait pas spécialement service aux hommes.
Toujours pour justifier l’absence de « cause suprême », ces déterministes mettent en avant la devise que les Commandements de Dieu sont tributaires de Sa seule Volonté. Autrement dit, aucune cause ne serait sous-jacente aux dispositions légales qui n’auraient nullement pour vocation de défendre les intérêts supérieurs de ses administrés ni de parer aux embûches auxquelles ils sont confrontés ; la Loi perdant ainsi sa véritable substance, ne serait-ce qu’en partie, car les ultras occultent carrément toute relation entre la Loi céleste et une éventuelle cause suprême venant la justifier.
Une autre partie des déterministes émettent la nuance que la cause est effective dans la Loi, mais uniquement à titre d’indication pour signifier que telle cause convient à telle Loi, non que dans les faits elle ait véritablement cette vocation. Malgré cette précaution, ils maintiennent que la récompense aux bonnes actions n’est pas systématique, sauf qu’en vertu d’un grand principe de la religion mettant l’accent sur la promesse divine, ils soutiennent que la récompense est éventuellement le fruit de cette fameuse promesse, ne serait-ce que dans l’autre monde, selon un avis. Quant à ses répercussions sur terre, la Loi céleste n’aurait en aucun cas la fonction temporelle de gérer les affaires des individus ni, d’une manière ou d’une autre, de constituer une jouissance. Le contraire serait même plutôt vrai dans la mesure où la Loi ne rapporterait que des inconvénients.
Il va sans dire que cette conception de la Loi a des répercussions néfastes sur le mental des fidèles qui, loin de gagner en sérénité, auront tendance à fuir la religion qui n’œuvrerait pas dans leur intérêt et qui serait ô combien contraignante et lourde à supporter. Si on ajoute à cela une faible conviction vis-à-vis de l’eschatologie, ils sont en proie à l’apostasie. Seule une foi forte envers la promesse/menace divine dans l’au-delà sera à même de les maintenir dans le giron de l’Islam, mais ils resteront tiraillés entre leur besoin de défendre leurs intérêts profanes et le salut de leur âme dans l’autre vie. Et, cette Législation à laquelle ils adhèrent serait incapable d’assurer une harmonie parfaite entre les besoins temporels et spirituels de ses adeptes. Pour occulter cette criante lacune, les plus fervents se résignent à l’idée que le bonheur est réservé pour l’au-delà et que sur terre, ils sont condamnés à souffrir, contrairement aux impies et aux débauchés qui, libérés des carcans de la religion, sont matériellement épanouis.
Il est clair que là aussi le fidèle est livré à un grave dilemme vis-à-vis de cette religion aussi pénible qu’une entrave. De deux choses l’une :
• Soit il penche du côté du droit chemin avec la conviction que tout au long de sa vie, cela ne va rien lui rapporter et qu'il va vivre au contraire un vrai calvaire. Il est évident qu'une telle situation est pratiquement impossible à supporter.
• Soit il se fait une raison en se livrant à la débauche de temps à autre, voire la plupart du temps, et dans le meilleur des cas, il ambitionne de se repentir à la fin de sa vie.
Il n’est pas difficile de deviner quelle est la situation la plus rentable à court terme. Autant se faire une raison et se libérer de ses chaines surtout que l’option repentir efface et rachète les mauvaises actions, et puisqu’on en emmagasine un grand stock, on risque de rapporter gros. Alors à quoi bon se priver ? Le seul inconvénient notable est qu’on aura une place moins élevée au Paradis par rapport au dévot austère. Le jeu en vaut, malgré tout, la chandelle !
La tentation est bien trop forte pour y résister. On a du mal à trouver une motivation dans ce troc qui propose un calvaire de soixante ou de soixante-dix ans tout au plus en échange de rien. L’instinct le plus élémentaire le refuse d’emblée. Seul un insensé y trouve un avantage.
Cette conception saugrenue met sur le même pied d’égalité les créatures de Dieu et les ouvriers qui fournissent un effort en échange d'un salaire. Autrement dit, le Seigneur loue leur service le temps de leur présence sur terre pour effectuer des travaux sans intérêts pour personne. Déjà, leur besogne ne sert à Dieu en rien, et eux devront attendre pour percevoir leur salaire que la mort les emporte ! Cette vulgaire analogie dépeint un dieu incapable, ignare et imbécile de surcroit.
Il est donc primordial de fustiger cette thèse blasphématoire en vue d’exalter le Tout-Puissant des vaines conjectures que ces iniques doctrinaires élaborent sur Son compte.
Pour rétablir la vérité, nous disons que le crédo orthodoxe repose sur ces articles de foi : dans toute Sa Gloire, Allah a dépêché à l’Humanité des envoyés porteurs d’un ministère consigné par les saintes Écritures, la manifestation de Sa Miséricorde et de Sa Grâce. Les bienfaits qu’elles dégagent sont plus prolifiques que la moisson alimentée par la pluie, et les dégâts qu’elles occasionnent sont comparativement insignifiants par rapport à leurs nombreux avantages. En outre, le Très-Haut, note Qatâda, n’a que faire de notre dévotion, et Ses interdictions ne sont pas le fruit de Sa cupidité, mais il en va de notre intérêt de L’adorer et de s’éloigner des péchés qui sont la source d’énormes préjudices.
Dans le hadîth divin rapporté par Abû Dharr de la bouche du Prophète (r), le Seigneur a proclamé : « Mes créatures, Moi, qui Me suis interdit l'injustice, Je vous l’interdis entre vous, alors ne vous lésez pas les uns les autres ! Mes créatures, vous êtes tous aussi affamés les uns que les autres à l’exception de ceux que Je nourris, alors, quémandez-Moi votre subsistance, et Je vous la fournirais !
Mes créatures, vous êtes tous aussi égarés les uns que les autres à l’exception de ceux que Je guide, alors demandez-Moi de vous guider, et Je vous exaucerais ! Mes créatures, rien dans vos actions ne peut m’atteindre en mal ni même en bien ! Mes créatures, Si tous les djinns et les hommes, du premier au dernier, avaient le cœur aussi sain que le plus pieux d’entre vous, cela n’ajouterait rien à Mon Royaume ! Et si tous les djinns et les hommes, du premier au dernier, avaient le cœur aussi mauvais que le plus pervers d’entre vous, cela n’enlèverait rien à Mon Royaume !
Mes créatures, si le premier et le dernier d'entre vous parmi les djinns et les hommes étaient réunis dans un même endroit pour m'implorer et que J'exauçais à chacun ses souhaits, cela ne diminuerait en rien à Ma richesse, ou pas moins que ne le ferait une aiguille trempée dans la mer !
Mes créatures, Chacun ne récolte que le fruit de ses actes, alors louez le Seigneur quand la récolte est bonne, sinon, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes ! »[3]
À suivre…
Par : Karim Zentici