Ibn Taïmiya et le ‘udhr bi el jahl dans le shirk akbar
(Partie 2)
Le takfîr des sectes hérétiques
Il faut prendre dans leur sens général les paroles des anciens taxant certaines sectes d’apostasie, comme les jahmites, les qadarites, ou encore les rafidhites. Cela ne veut pas dire qu’il faille les appliquer sur des cas particuliers et que chaque membre de ces sectes est concernée par ce statut.[1] L’imam Ahmed n’a pas kaffar (taxer d’apostasie) chaque jahmite ni tous ceux qui se revendiquent jahmites ni tous ceux qui s’accordent avec certaines de leurs idées. Il a même prié derrière les khalifes jahmites, comme el Ma-mûn qui imposait à ces sujets de suivre sa tendance sous peine de leur faire subir les punitions les plus sévères. Ahmed ne remettait pas en question leur appartenance à l’islam et consacrait même des invocations en leur faveur.[2] La raison, c’est qu’ils ne démentaient pas le Prophète (r) et qu’ils ne reniaient pas ses enseignements. Ils furent simplement motivés par une mauvaise interprétation des textes qui leur avait été dictée par les savants jahmites en qui ils avaient une confiance aveugle.[3]
Certains élèves des grandes références de la première époque appréhendaient mal les questions du takfîr
Il souligne, en effet, dans un autre passage : « Par ailleurs, certains savants de notre école des nouvelles générations ont divergé sur la question de savoir si la personne ayant commis un acte de kufr, est vouée à l’Enfer éternel. La plupart estime que oui, comme le stipule un certain nombre d’anciens spécialistes en hadîth, à l’exemple d’Abû Hâtim, Abû Zur’â et de bien d’autres. D’autres désapprouvent ce jugement.
La raison à l’origine de cette divergence, c’est que les textes se « contredisent » à leurs yeux. Ils sont confrontés à des textes qui réclament de kaffar les auteurs de certaines paroles, mais au même moment, ils voient que certains d’entre eux avaient une foi telle, qu’ils n’étaient pas concernés par ce statut. Ainsi, les textes s’opposaient.
En réalité, ils avaient raison de prononcer un jugement absolu, comme l’ont fait ces fameux Imams avec les textes scripturaires ; ils disaient en effet que celui qui dit telle chose est un kâfir. À les entendre, ils donnaient l’impression à ces savants que ce jugement englobait tous les cas possibles. Cependant, ils ne sont pas mis à l’esprit que le takfîr est soumis à des conditions à remplir et à des restrictions à exclure pour chaque cas particulier.
Ainsi, le takfîr el mutlaq (absolu) n’implique pas forcément le takfîr el mu’ayin (particulier), sauf dans la situation où toutes les conditions pour le faire soient remplies et où toute restriction obligeant à s’abstenir soit en même temps exclue. »[4]
Le cas de Hafs el Fard
Lors d’un débat qui l’aurait opposé à l’Imâm Shâfi’î, ce dernier aurait affirmé : « Le Coran est créé !
- Tu viens de renier Allah l’Immense, lui aurait rétorqué l’Imam ! »[5]
Indépendamment de savoir comment les savants ont-ils interprété cette histoire, retenons qu’aux yeux d’ibn Taïmiya, l’Imâm la jugé apostat, après avoir établi contre lui la preuve céleste. Il faillit même le mettre à mort.[6] Or, dans un autre passage, il relativise son discours en disant : « … Si tu vois un Imam faire une attaque très sévère contre l’auteur d’une parole, voire le sortir de la religion, cela n’en fait pas un statut général sur tous ceux qui la prononcent, sauf s’ils remplissent les mêmes caractéristiques que Hafsayant mérité une attaque aussi sévère et d’être condamné au takfîr. »[7]
Ailleurs, il renchérit : « L’Imam nous montre que sa parole est du kufr, mais sans condamner Hafs à l’apostasie, juste pour cela. La raison, c’est qu’il a mal appréhendé la preuve céleste faisant sortir de la religion l’auteur d’une telle parole. Si l’Imam avait été convaincu qu’il était un apostat, il aurait entrepris les démarches pour le condamner à mort. En outre, dans ses livres, il établit explicitement qu’il acceptait le témoignage des innovateurs et qu’il priait derrière eux. »[8] Il faut allusion notamment à son recueil el Umm.[9] La même page, l’Imam Shâfi’î ramène un consensus de son époque disant que les erreurs d’interprétation (avec les détails que cette question réclame) sont excusables.[10] Ibn Taïmiya le rejoint sur ce point.[11]
Maudire un cas particulier
Sheïkh el Islam établit la règle selon laquelle, les textes maudissant un acte ne s’adressent pas forcément à tous les cas possibles. À travers certains exemples, il deviendra plus facile de l’appréhender. Nous avons d’un côté certains hadîth qui maudissent toutes les formes d’usure (ribâ el fadhl et ribâ e-nasâ), et de l’autre côté, nous avons certains Compagnons, à l’instar d’ibn ‘Abbâs ayant légitimé ribâ el fadhl. Pourtant, il ne vient à l’esprit de personne de les maudire ou de maudire tous ceux qui les ont imités. Ils furent, en effet, motivé par un effort d’interprétation, qui, en gros, ne sortait pas du cadre toléré, et quand bien même ils s’étaient trompés.
Même chose pour les savants de Koufa qui étaient convaincus que seul le vin à base de raisin ou de dates était passible de la malédiction. Ils ne voyaient pas d’inconvénient à boire du nabîdh (boisson fermenté) à base d’autres fruits, à condition, bien sûr, de ne pas en abuser sous peine de s’enivrer. Ainsi, la malédiction d’un cas particulier est soumise aux mêmes paramètres (condition à remplir et restriction à exclure) que le takfîr d’un cas particulier.[12] Par ailleurs, selon ibn Taïmiya, il est plus grave d’appliquer les textes de la menace divine (comme la malédiction) à grande échelle que de kaffar les auteurs des grands péchés à la manière des kharijites et des mu’tazilites ;[13] en sachant que le takfîr entre dans le domaine de la menace divine.[14]
Certaines circonstances atténuantes
Ibn Taïmiya dresse une liste des interdictions que certains anciens avaient autorisées moralement. Puis, il conclut : « Ce domaine est vaste ; il englobe tous les éléments de la religion qui furent interdits par le Coran et la sunna, et qui furent autorisés par certains membres de la communauté, faute d’avoir eu entre les mains les preuves du contraire, ou bien qu’ils les aient confrontés à d’autres arguments qu’ils pensaient être plus forts. Ils étaient motivés par un effort d’interprétation qui les mena à des conclusions en accord avec leur niveau d’intelligence et de savoir… »[15]
La raison est-elle à même de distinguer entre le bien et le mal ?
Ibn Taïmiya explique : « Les créatures ne sont pas capables de savoir ce qu’Allah aime et agrée ni ce qu’Il ordonne ou interdit. Ils ne peuvent deviner les jouissances qu’Il a réservées à Ses élus ni les châtiments qu’Il a réservés à Ses ennemis. Ils n’ont aucune idée également des nobles Noms et Attributs qu’Il mérite, car la raison n’est pas en mesure de le deviner, etc. S’ils ont accès à toutes ces choses, c’est uniquement grâce à la présence des messagers qu’Allah leur a envoyés. »[16]
« … Pour comprendre ce principe, nous devons nous poser la question : est-ce que la Loi divine est applicable à toute personne responsable même avant qu’elle ne lui parvienne ? Il existe trois opinions notoires notamment dans la tendance d’Ahmed : l’une disant qu’elle est applicable, l’autre disant qu’elle ne l’est pas, et la dernière enfin disant que seule la loi d’origine est applicable, non celle qui l’abroge. La plus plausible toutefois est celle selon laquelle elle n’est pas tenue de récupérer tout ce qu’il n’a pas fait avant de la connaitre ; la Loi divine n’est donc pas applicable avant d’avoir été transmise, conformément aux Versets : [Ce Coran me fut révélé afin que je vous avertisse, vous et tous ceux à qui il est parvenu],[17] [Nous n’allions châtier personne avant d’envoyer un messager].[18] [[Des messagers avertisseurs et annonciateurs] afin que les hommes ne puissent opposer à Allah aucun argument après leur venue].[19] Le Coran a recours à différents procédés pour démontrer ce point. Ils nous apprennent en substance qu’Allah ne châtie aucune personne avant que les enseignements prophétiques ne lui furent transmis.
Quelqu’un peut savoir que Mohammed est le Messager d’Allah, puis croire en lui, mais sans connaitre les nombreux détails de son message. Allah ne le châtiera pas pour ceux qu’il n’a pas reçus. S’Il ne châtie pas un homme n’ayant pas la foi avant que le message ne lui parvienne, à fortiori, Il ne châtie pas celui, qui, ayant cru en Lui, n’a pas eu accès à certains de ses détails. »[20]
La preuve céleste varie en fonction des endroits, des époques et des personnes
Ibn Taïmiya explique : « … De la même manière, les mécréants qui se trouvent en terre non musulmane et qui, ayant entendu parler de la prédication du Prophète (r),surent qu’il était le Messager d’Allah, puis crurent en lui et à ses enseignements, tout en craignant Allah dans la mesure du possible. Ce fut le cas, notamment, du Najâshî, qui n’était pas en mesure d’émigrer en terre musulmane ni d’adhérer à toutes les lois de l’Islam. Sa place lui empêchait, en effet, de sortir de son royaume et d’afficher sa religion. Et cela, d’autant plus qu’il n’avait personne sous la main pour lui apprendre toutes les lois de la religion. Il était pourtant un croyant, promis au Paradis. Dans ce cas, nous avons les croyants de la famille de Pharaon, dont sa propre femme, qui se comportaient de la même façon avec leur peuple.
Yûsaf (u) le véridique lui-même ne pouvait pas faire autrement avec les habitants d’Égypte qui étaient des mécréants. Il n’était pas en mesure de leur imposer les enseignements de l’Islam qu’il connaissait ; ils les avaient bien conviés à embrasser la foi, et la religion monothéiste, mais sans succès. Allah (I) relate les paroles des croyants de la famille de Pharaon : [Yûsaf vous était venu auparavant avec des preuves éclatantes, mais vous n’aviez cessé de douter de ce qu’il vous avait ramené. Lorsqu’il mourut, vous prétendirent alors qu’Allah n’enverrait aucun messager après lui].[21]
Najâshî, pour sa part, était certes le roi des chrétiens, mais son peuple ne le suivit jamais dans sa conversion, à part un tout petit nombre. Ses partisans étaient tellement peu nombreux qu’on ne trouva personne, à sa mort, pour prier sus sa dépouille. Ce fut le Prophète (r) qui se chargea de le faire d’où il était à Médine. Les musulmans s’étaient rassemblés pour prier à l’air libre. Il organisa les rangs, et fit la prière mortuaire. Il annonça sa mort aux fidèles le jour même de la nouvelle. Voici quelles furent ses paroles : « L’un de vos frères qui était un pieux vient de rendre l’âme aujourd’hui en terre abyssine. »[22]
Il est mort sans n’avoir pu vivre pleinement de nombreuses lois, pour ne pas dire la plupart des lois de la religion, car il en fut incapable. Il n’a jamais fait la hijra (l’émigration ndt.), ni le djihâd, ni le pèlerinage à la Maison sacrée. Certaines annales vont jusqu’à dire qu’il n’aurait pas observé les cinq prières, ni le jeûne du ramadhân, ni verser l’aumône légale. Il avait trop peur que son peuple découvre sa conversion, et qu’il le lui reproche. Il aurait été incapable d’entrer en conflit avec eux. Une chose est sûre en tout cas, c’est qu’il ne pouvait pas régner sur eux par le Coran. »[23]
À suivre…
Par : Karim Zentici
[1] Voir : el istiqâma (1/164) et Majmû’ el fatâwa (7/619) tout deux d’ibn Taïmiya. À ses yeux, lorsque les savants anciens considèrent apostat (kaffar) l’auteur de la parole : « le Coran est incréé », cela ne veut pas dire que tous ceux qui la prononcent sont des kuffars (mécréants).
[2] Majmû’ el fatâwa (7/507-508).
[3] Majmû’ el fatâwa (23/348-350).
[4] Mujmû’ el fatâwâ (12/487-488).
[5] Ce débat fut retranscrit par de nombreux compilateurs, comme e-Lalakâî dans sharh usûl i’tiqâd ahl e-sunna (p. 252-253).
[6] Majmû’ el fatâwa (12/506).
[7] Majmû’ el fatâwa (6/61).
[8] Majmû’ el fatâwa (12/489).
[9] El umm (6/205).
[10] El umm (6/205).
[11] Majmû’ el fatâwa (5/563), et manhaj e-sunna (5/239).
[12] Majmû’ el fatâwa (20/386-388).
[13] Voir : majmû’ el fatâwa (20/263-264).
[14] Idem. (3/231).
[15] Majmû’ el fatâwâ (20/263-268).
[16] Majmû’ el fatâwa (1/121).
[17] Le bétail ; 19
[18] Le voyage nocturne ; 15 voir les tafsîr d’e-Tabarî et d’ibn Kathîr.
[19] Les femmes ; 165 voir les tafsîr d’el Baghawî et de Shanqîtî.
[20] Majmû’ el fatâwa (22/41) ; voir également : (2/41-42, 12/439).
[21] L’Absoluteur ; 34
[22] Rapporté par el Bukhârî (5/51), et Muslim (2/656-658), selon notamment Abû Huraïra ().
[23] Manhâj e-sunna (5/111-113).