Ibn Taïmiya et le ‘udhr bi el jahl dans le shirk akbar
(Partie 4)
L’erreur est une forme d’ignorance
D’après le recueil e-sahîh, selon Abû Huraïra (y), le Messager d’Allah (r) a dit : « Un homme, qui n’avait fait aucune bonne action, recommanda à sa famille avant de mourir : « Après ma mort, brûler ma dépouille. Puis, dispersez-en une partie dans la mer et l’autre partie sur la terre ferme. Par Allah ! S’Il venait à me reprendre, Il m’infligerait un châtiment comme Il ne l’a jamais infligé à personne dans l’Humanité entière. » Après sa mort, ses vœux furent exaucés, mais Allah ordonna à la terre ferme et à la mer de rassembler ses cendres. Puis, Il le questionna : « Qu’est-ce qui t’a poussé à faire cela ?
- C’est la peur de subir ton courroux, Mon Seigneur ! » C’est alors qu’Il lui pardonna. »[1]
Dans certains de ses ouvrages,[2] Abû el ‘Abbâs rejoint l’opinion qui, aux yeux d’ibn Hajar el ‘Asqalânî est la plus vraisemblable,[3] et selon laquelle cette homme fut motivée par une peur extrême. Dans d’autres passages, il reprend une autre opinion, et c’est à la lumière de celle-ci qu’il incombe de comprendre sa position sur le ‘udhr bi el jahl.
Ce dernier explique notamment : « Cet homme en question croyait qu’Allah (I) n’avait pas le pouvoir de le reconstituer s’il faisait éparpiller ses cendres, ou tout au moins, il en doutait. Il pensait qu’il ne serait pas ressuscité. Or, ces deux croyances sont du kufr, et font sortir de la religion celui contre qui la preuve céleste fut établie. Cependant, il ignorait ce point, et il n’avait pas le savoir suffisant ayant pu dissiper cette ignorance. Il donnait bien foi à Dieu, à Ses commandements (obligations/interdictions), et à Sa promesse (du Paradis ou de l’Enfer). Ce fut ce qui anima en lui la peur de Son châtiment. Une peur qui intercéda en sa faveur, car Allah lui pardonna.
Ainsi, toute erreur commise par les croyants au niveau de certaines questions dogmatiques n’est pas pire que cet homme. Ils donnent en effet foi en Dieu et au jour du jugement dernier, et font de bonnes œuvres. Ils méritent tout autant le Pardon divin pour leur erreur, mais ils peuvent aussi être châtiés pour ceux d’entre eux qui faisaient preuve de négligence dans la recherche de la vérité. Et cela, proportionnellement à leur niveau de religiosité. Quant à kaffar un individu sur une simple erreur, c’est une chose de vraiment grave… »[4]
La négligence dans la recherche de la vérité est un péché, mais sans forcément atteindre le degré de mécréance
Sheïkh Taqî e-Dîn établit : « L’erreur peur provenir d’une négligence envers, par exemple, le devoir de suivre le Coran et de lui donner foi, ou elle peut provenir d’une transgression des limites d’Allah en empruntant des sentiers interdits, ou encore d’un penchant vers les passions infondées. Dans ce cas, sous le coup de la menace divine, on est injuste envers soi-même. En revanche, en faisant tous les efforts pour obéir à Dieu et à Son Messager, que ce soit avec le cœur ou dans les actes, et ne recherchant dans ses efforts rien d’autre que la vérité, conformément aux injonctions du Coran et de la sunna, on est excusé pour son erreur. » [5]
« Quant à la question du takfîr, selon la bonne opinion, tout individu de la communauté mohammadienne faisant une erreur suite à un effort d’interprétation ne devient pas mécréant, à condition que son intention soit de parvenir à la vérité. Dans ce cas, son erreur lui est pardonnée. Cependant, dans la situation où, bien qu’on appréhende clairement les enseignements du Messager, on s’en écarte en toute connaissance de cause, pour suivre un autre chemin que celui des croyants, on devient mécréant.
Or, dans la situation où on se soumet à ses passions, tout en faisant preuve de négligence dans la recherche de la vérité, ce qui pousse à parler sans science, on devient un désobéissant condamnable, voire un pervers, sauf si ses bonnes actions prennent le dessus sur ses mauvaises. »[6]
L’erreur peut même être gratifiée d’une récompense, à condition qu’elle ne soit pas du shirk
Sheïkh Ahmed ibn ‘Abd el Halîm établit : « On peut faire un acte d’adoration interdit par la religion, mais sans qu’on le sache, à condition que cet acte en question ait une origine dans les textes ; par exemple, faire la prière pendant les horaires interdits ; on peut avoir connaissance des textes généraux enjoignant de prier, mais sans savoir que, dans certains horaires, cela soit interdit… Cet acte entre dans le sens général des textes vantant les vertus de la prière, tout en ignorant que d’autres textes l’interdisent sous cette forme-là ; dans ce cas, on est récompensé. Certes, sous un certain angle, cette prière est interdite. Dans la mesure où on ne sait pas que, faite de cette façon, elle est une innovation qu’on élève au rang de rite à l’occasion duquel on se réunit annuellement. Cela revient à, par exemple, inventer une sixième prière journalière.
Néanmoins, les actes, qui n’ont aucune origine dans les textes comme l’association, ne rapportent aucune récompense. Certes, Allah ne châtie pas leur auteur avant qu’il ait reçu la preuve prophétique, conformément au Verset : [Nous n’allions châtier personne avant d’envoyer un messager].[7] Néanmoins, s’il est vrai qu’on ne sera pas châtié à cause de ces actes, on n’aura pas droit, pour autant, à une récompense, conformément au Verset : [Nous avons considéré les œuvres qu’ils ont avancées et les avons rendues comme de la poussière éparpillée ].[8] Ibn el Mubârak en fait le commentaire suivant : « Il s’agit des œuvres qui ne sont pas faites pour Allah. » Pour Mujâhid, il s’agit des œuvres qui n’ont pas été acceptées. Allah (I) révèle également : [Voici la parabole de ceux qui ont mécru à Leur Seigneur ; leurs œuvres sont comme des cendres disséminées violemment par le vent].[9]Leurs actes sont complètement annulés et ils ne rapportent aucune récompense. »[10]
L’erreur « involontaire » est une restriction au takfîr
« Les erreurs de ceux qui font un effort d’interprétation dans les deux domaines el khabariya (ou furû’ ndt.) et el ‘almiya (ou usûl ndt.) sont pardonnées. »[11]
« Il est interdit de taxer un musulman de mécréant pour un péché ou une erreur qu’il a commis… »[12]
Ainsi, Allah ne tient pas rigueur de l’erreur et de l’oubli et l’état de mécréance ne peut être constaté avant l’étape d’éclaircissement ou avant d’en fournir les preuves.[13]
L’erreur n’est donc pas forcément synonyme de péché
Sheïkh Taqî e-Dîn établit : « Les savants font uniquement allusion aux prophètes – que les prières d’Allah soient sur eux – quand ils parlent de la catégorie d’individus qui sont immunisés de persister dans la faute. Cela ne concerne pas les véridiques, les martyrs, et les pieux qui ne jouissent pas de ce privilège. Ces derniers sont capables de faire des péchés qui sont incontestables, mais ils peuvent également être motivés par un effort d’interprétation qui ne leur garantit pas d’avoir raison tout le temps. Quand ils ont effectivement raison, ils reçoivent une double récompense, mais s’ils se trompent ils n’en reçoivent qu’une seule en compensation à leurs efforts. Cela veut dire que ce genre d’erreurs leur est pardonné.
À l’inverse des savants, nous avons les égarées pour qui, l’erreur et le péché sont indissociables. Ils peuvent alors avoir deux réactions vis-à-vis des fautifs éventuels : soit ils font preuve d’excès en considérant qu’ils sont parfaits soit ils font preuve de laxisme en pensant que leurs erreurs les rendent injustes. Quant aux savants [modérés], ils disent qu’ils ne sont ni parfaits ni condamnables. »[14]
L’erreur d’interprétation (ta-wîl) des personnes habilitées à en faire
Sheïkh Taqî e-Dîn a dit : « Le takfîr entre dans le domaine de la menace divine. Il est possible qu’une parole consiste à démentir les enseignements du Messager (r). Cependant, il est possible également qu’elle provienne d’un nouveau converti ou d’un Bédouin vivant loin des villes. Dans ce cas, il ne devient pas mécréant pour avoir renié un enseignement de la religion, pas tant que la preuve céleste soit établie contre lui. Il est possible qu’un individu n’ait jamais entendu parler de ces textes, ou que, bien qu’ils en aient entendu parler, il remette en question leur sens ou leur authenticité, ou qu’il soit sujet à n’importe quel autre empêchement l’ayant forcé à les interpréter, indépendamment du fait qu’il se soit trompé dans sa conclusion. Je prends depuis toujours l’exemple, pour appuyer ce point, du hadîth rapporté par el Bukhârî et Muslim sur l’homme ayant recommandé à sa famille avant de mourir. « Après ma mort, brûler ma dépouille. Puis, dispersez-en une partie dans la mer et l’autre partie sur la terre ferme. Par Allah ! S’Il venait à me reprendre, Il m’infligerait un châtiment comme Il ne l’a jamais infligé à personne dans l’Humanité entière. » [Après sa mort, ses vœux furent exaucés, mais Allah ordonna à la terre ferme et à la mer de rassembler ses cendres. Puis,] Il le questionna : « Qu’est-ce qui t’a poussé à faire cela ?
- C’est la peur de subir ton courroux, Mon Seigneur ! » C’est alors qu’Il lui pardonna. »[15]
Cet homme mettait en doute le Pouvoir d’Allah, soit qu’Il puisse rassembler ces cendres qu’il recommanda d’éparpiller. Pire, il pensait qu’il ne serait pas ressuscité. Or, cette croyance est une forme de mécréance à l’unanimité des savants. Cependant, il était ignorant et ne connaissait pas ce point. Et, en même temps, il était croyant et craignait ardemment qu’Allah le châtie. C’est ce qui lui fit gagner Son Pardon. À fortiori, les savants ayant la compétence pour faire des efforts d’interprétation, tout en veillant à suivre le Messager (r) mérite encore plus d’être pardonnés. »[16]
« Une parole peut relever de la mécréance, comme les opinions des jahmites qui disaient qu’Allah n’était pas doué de la Parole et qu’Il ne pouvait être vu dans l’au-delà. Néanmoins, il est possible que certains gens ne soient pas en mesure de savoir que c’est du kufr. C'est pourquoi on dit dans l’absolu que l’auteur d’une telle parole est un mécréant. Par exemple, les anciens vouaient à la mécréance toute personne qui reniait le caractère incréé du Coran et la vision d’Allah dans l’au-delà. Cependant, nous ne pouvons pas appliquer ce statut à un cas particulier, avant d’avoir établi contre lui la preuve céleste, comme nous l’avons vu auparavant. Dans ce registre, nous avons ceux qui renient l’aspect obligatoire de la prière et de l’aumône légale, ou qui autorisent moralement les boissons enivrantes ou l’adultère, en interprétant la chose à leur façon.
Il faut savoir que ses lois sont plus notoires dans les rangs des musulmans que les premières citées. Ainsi, si la mauvaise interprétation et l’erreur n’entrainent la mécréance qu’une fois que la vérité est exposée et qu’on somme au fautif de se repentir dans ces dernières questions, comme se sont comportés les Compagnons avec ceux qui avaient autorisé moralement à boire du vin, à fortiori, elle ne l’entraine pas non plus pour les premières questions. »[17]
« De la même façon, le takfîr est un droit qui revient à Allah ; il ne convient de sortir de la religion que celui qui a été désigné en tant que tel par Allah et Son Messager. En outre, pour vouer un cas particulier à la mécréance et à la condamnation à mort, il incombe d’établir contre lui la preuve céleste condamnant à la mécréance tous ceux qui s’y opposent. Il ne faut pas s’imaginer que tous ceux qui ignorent un élément de la religion sont automatiquement des mécréants. Il y avait un groupe parmi les Compagnons et leurs successeurs directs, à l’image de Qudâma ibn Mazh’ûn, qui autorisèrent moralement à boire du vin, en pensant que l’interdiction n’englobait pas les pieux, comme ils l’avaient compris du Verset de la sourate le repas céleste. Les savants des Compagnons, à l’instar d’Omar et d’Alî, s’accordèrent à l’unanimité à les sommer de se repentir, et à les vouer à la mécréance en cas de refus. S’ils reconnaissaient leur erreur, ils n’avaient droit qu’au fouet. Il n’était pas question de les sortir de la religion au premier abord, étant donné qu’ils s’étaient trompés dans leur jugement en raison d’une conception erronée. Il fallait attendre avant cela de leur démontrer la vérité… »[18]
Ibn Taïmiya dit également : « Le fait qu’une parole relève du kufr n’implique pas nécessairement de kaffar quiconque la prononce par ignorance, ou suite à une erreur d’interprétation. Établir la mécréance sur un cas particulier revient à établir qu’il est concerné par la menace divine, qui est pourtant soumise à des conditions et à des restrictions. »[19]
À suivre…
Par : Karim Zentici
[1] Cette histoire est rapportée par el Bukhârî (7505) et Muslim (2757).
[2] Voir notamment : majmû’ e-rasâil wa el masâil (3/346).
[3] Voir : fath el Bârî (13/290).
[4] El istiqâma (1/164-165) ; En annotation à ‘âridh el jahl (p. 433) de Râshid e-Râshid, Sheïkh el Fawzân souligne que l’homme en question ne connaissait pas certains détails du Pouvoir, bien qu’il le reconnaissait dans l’ensemble. Son erreur touchait donc à un point subtil du dogme.
[5] Majmû’ el fatâwâ (3/317).
[6] Majmû’ el fatâwâ (12/180).
[7] Le voyage nocturne ; 15 voir les tafsîr d’e-Tabarî et d’ibn Kathîr.
[8] Le furqân ; 23
[9] Ibrahim ; 18
[10] Majmû’ el fatâwâ (20/31-33).
[11] majmû’ el fatâwa (20/33).
[12] majmû’ el fatâwa (3/288). Ce passage mérite plus amples détails. Quoi qu’il en soit, Sheïkh el Islam précise ici que, dans la tendance hanbalite, il existe trois opinions concernant le statut de celui qui n’a pas reçu la révélation, et affirme que l’opinion la plus probable est celle disant qu’il est pardonnable !
[13] Idem. (12/523-524). Des textes de ce genre, il en existe beaucoup d’autres. Le D. ‘Abd el Majîd el Mish’abî est l’auteur d’une thèse ayant pour titre ; manhaj ibn Taïmiya fî mas-alat e-takfîr (1/251-261) où il démontre, avec de nombreux textes d’ibn Taïmiya à la clef, que ce dernier tient compte du ‘udhr bi el jahl dans iqâmat el hujja ; voir notamment en vrac : majmû’ el fatâwa (3/231), (5/538), (6/61), (11/406), (11/409-410) (11/412-413), (20/36), (23/346), (35/165-166), e-rad ‘alâ el Akhnâî (p. 61-62), e-Safdiya (1/233), e-rad ‘alâ el bakrî (p. 259), bughiya el murtâd (p. 311), el istiqâma (1/30), dur e-ta’ârudh (8/238), et el Asfahâniya (p. 127-128).
[14] Majmû’ el fatâwâ (35/29).
[15] Cette histoire est rapportée par el Bukhârî (7505) et Muslim (2757).
[16] Majmû’ el fatâwâ (3/231).
[17] Majmû’ el fatâwâ (7/619).
[18] E-radd ‘alâ el Bakrî (p. 258).
[19] Voir : minhâj e-sunna (4/458).