La fin du mythe de l’héritage gréco-romain 2/3

« Ne montre pas le ciel à celui qui ne le voit pas », dit le vieil adage.
Maintes fois revient dans le dialogue platonicien l’idée de la sphère chère à la fois à Pythagore et à Parménide ; une sphère qui contient la trinité : « Autour du Roi de l’univers gravitent tous les êtres ; il est, Lui, la fin de toute chose et la cause de toute beauté. Autour du « Second » se trouvent les secondes choses et autour du « Troisième » les troisièmes choses ». (Lettre II, paragraphe 312.) Nous voilà en pleine tradition égypto-babylonienne que nous suivons à la trace tout au long de l’histoire des religions orientales : trilogie, triade, trinité, triangle. Platon y revient souvent. Il partage l’âme en trois « étages » : le désir viscéral, le courage moral, l’intelligence idéale. De même il voit la réalité universelle répartie en trois : « Le premier des biens c’est Dieu ; le second c’est l’intelligence engendrée par lui ; le troisième c’est l’âme du monde, lien entre le Père et le Fils. » Retenons ces derniers mots ; ils pèseront lourd dans l’enseignement scolastique du christianisme. Plus de cinq cents ans après la mort de Platon, il sera fait référence à cette fameuse trinité reprise dans le Parménide sous la forme de « l’Un suprême, l’Un - multiple et l’Un et Multiple » ; Plotin en effet en tirera la conclusion (Ennéades V, i, 8. 490 a) que Platon croyait déjà, lui aussi, à la théorie chrétienne des trois natures : « La première relevant de l’ineffable, la seconde de l’Intelligence, la troisième de l’Âme. » La foi en une sainte Trinité n’était pas nouvelle à l’époque de Platon et il n’a point eu de mal à s’en expliquer la signification ésotérique, ne serait-ce que par les Mystères d’Eleusis. Il n’est pas non plus surprenant que le christianisme en ait hérité la clé. Et comme la Trinité est ignorée tant du Judaïsme que de l’Islam, on peut en penser que chacune de ces trois religions, tout en remontant à une source commune, est demeurée attachée à une tradition propre et distincte des courants voisins. Au lieu de suivre la voie naturelle de la pensée et d’expliquer Platon à partir des cosmogonies et des religions égypto-palestiniennes, on a généralement pris les choses à rebours et tenté de justifier par Platon le christianisme et ses origines. Il n’est pourtant que de se rappeler que tout temple égyptien est dédié à une triade de trois dieux : le premier est le principe mâle, le second est femelle, le troisième est le produit des deux premiers. Mais ces trois dieux n’en font qu’un. Le Père s’engendre en effet lui-même dans le sein de la Mère et devient à la fois le Père et le Fils. Aussi s’exprime la non-création et l’éternité de l’Etre.
Même le mal n’est en définitive qu’un élément du bien ; à nos yeux imparfaits il est certes détestable, mais pour Dieu qui voit tous les aspects à la fois de la réalité, le mal n’est que le nécessaire revers du bien, comme la nuit n’est rien d’autre qu’un jour qui ne se connaît pas encore. Aussi devons-nous apprendre à aimer la fatalité dans ce qu’elle peut avoir de plus sévère pour notre personne, parce que cette cruauté a sa place dans l’ordre naturel des choses. S’élever au-dessus de ses intérêts et de son confort personnels pour rendre grâce à la Providence en toutes ses décisions, tel est le devoir du stoïcien.
Les pères de l’astronomie
Nous n’avons aucune indication sûre permettant de dire que les Grecs et les Romains avaient des jours de repos réguliers, en dehors des fêtes. Les Assyro-babyloniens paraissent bien, quand à eux, avoir connu la semaine de sept jours dont un jour consacré au repos absolu. S’ils ont transmis à leurs voisins occidentaux le cadran solaire, la clepsydre et le gnomon, ils ont conservé le monopole de l’astrolabe et peut-être de la boussole. Il est certain que les Européens du Moyen Âge, héritiers directs de la science gréco-romaine, ont été fort surpris de découvrir chez les Arabes des instruments astronomiques et des appareils de navigation qui leur étaient totalement inconnus. Ils ont imaginé qu’ils avaient été inventés depuis peu par les Arabes sans songer que ces derniers en détenaient le secret depuis des temps fort reculés. Les Grecs en effet n’ont pu acquérir qu’une partie seulement de la science mathématique et céleste établie en Orient depuis des millénaires ; ils ne disposaient ni d’écoles ni de savants ni d’une puissance économique suffisante pour intégrer à leur société un ensemble scientifique disproportionné à leurs dimensions et à leur savoir. L’énormité du monde oriental les fascinait ; ils demeuraient en face de lui comme des écoliers devant le maître, et furent incapables de transmettre la totalité du legs oriental. Cela c’est les Arabes qui le firent. Les mathématiques dont les Grecs furent tellement férus, mais non experts, dérivent à la fois de l’astronomie, de l’arpentage, de la nécessité d’un système de poids et de mesure. Nous ne possédons de l’antiquité égypto-babylonienne aucun traité de géométrie ou d’arithmétique à l’exception de quelques papyrus exposant des notions scolaires. Mais les réalisations gigantesques que sont les Pyramides, les temples de Karnak ou de Ninive témoignent d’une maîtrise incomparable du calcul et de l’espace à trois dimensions ; en outre la volonté d’établir un rapport entre la ligne droite et la courbe, la figure fermée et le ciel ouvert, le temps astronomique et le tracé du temple, la durée et le provisoire, a introduit dans les mathématiques nilotiques la notion de fonction périodique voire de fonction transcendante impliquant une dynamique à plusieurs dimensions et non plus seulement une mécanique des solides. Dans son chapitre sur le sens des nombres Spengler, malgré sa vision non conformiste de l’Orient, s’en tient encore malheureusement à une analyse par trop esthétique et faisant aux Grecs la place trop belle. Il distingue arbitrairement entre l’algèbre arabe (née selon lui au ive siècle de notre ère), la trigonométrie hindoue et la mécanique antique, alors que, bien évidemment, les nombres complexes et logarithmiques qui entrent dans la conception non seulement des monuments mais encore des mythes chiffrés de l’arabisme égypto-mésopotamien, fort antérieurs au iv ' siècle de notre ère, nous conduisent à un jugement moins simpliste.
…nous commencerons à discerner, à travers les ténèbres de l’histoire et des poncifs d’un enseignement universitaire dévoyé, combien étendue était la lumière qui baignait le monde arabe avant même qu’Athènes ne fût née. On ne peut s’empêcher de trouver plaisant l’éloge adressé aux Arabes par nos orientalistes et les félicitant de nous avoir transmis la science et la technique des Grecs, après nous en avoir « traduit » les textes religieux ou philosophiques. Gageons qu’il faudra plus d’une génération pour venir à bout de ce doctoral contresens.
L’invention du droit
La politique aussi est une science et il est certain que par leurs codes de lois, celui d’Hammourabi et de Bocchoris, Egyptiens et Assyriens furent les instituteurs de la cité gréco-romaine et par conséquent de la nôtre. Les jurisconsultes romains ne firent que traduire et adapter les innombrables documents, actes et textes juridiques que leur avaient transmis l’Egypte et la Chaldée. L’Arabe est un juriste né et il pousse fort loin le sens de l’argumentation et du souci institutionnel. Que ce soit en droit constitutionnel ou pénal, privé ou international, l’influence du code égyptien, révélant une civilisation parvenue à son apogée et supposant une expérience préhistorique d’une stupéfiante continuité, a été prépondérante en Méditerranée. La notion même d’Etat structuré dans sa permanence, défini par une présence omnipotente, établi dans une souveraineté toute divine, maintenu par une loi dynastique ou successorale, bref dressé telle une entité absolue, par-dessus la tête des individus, cette notion d’Etat maître et tuteur est née au bord du Nil ; nous savons combien l’empire romain doit à l’Egypte, et au voyage qu’y fit Jules César ; il ne lui doit rien de moins que ses assises et sa stabilité ; la monarchie dite « de droit divin » lui a emprunté la rigueur de son paternalisme ; Alexandre s’inspira des modèles perse et égyptien pour transformer la démocratie grecque en une puissance impériale de type pharaonique. Car Alexandre ne fut rien d’autre qu’un pharaon grec, parce qu’il était imbu du juridisme étatique égyptien, autant que son maître Aristote.
Tel Justinien qui au vi' siècle de notre ère rassembla le corpus des coutumes et des textes juridiques de l’empire, le pharaon Bocchoris de la XXIVe dynastie remit à jour toutes les lois civiles, et c’est à partir de cette époque que la Grèce eut à sa disposition un ensemble cohérent où elle puisa ses institutions civiques et urbaines. Il est étonnant que nos manuels scolaires, s’obstinant à considérer la cité grecque comme une création ex nihilo jaillie miraculeusement du « génie hellène », ne fassent nulle part mention de ses origines juridiques pourtant évidentes.
Qu’une Hellade sans un sou vaillant, à peu près vide d’hommes, continue à être considérée, par la seule grâce de sa prétendue démocratie, comme la maîtresse de la civilisation et du destin méditerranéen, amène à se poser plus d’une question sur notre cartésianisme ou plus exactement sur la paralysie de notre bon sens.
Aristarque de Samos qui, bien avant Galilée démontrait que la terre tournait autour du soleil, ainsi que l’avaient déjà enseigné les astronomes chaldéens.
La littérature était extraordinairement riche, variée, touffue : Théocrite, Bion, Lycophron qui mêlait des mots arabes à son grec, Callimaque, pour ne citer que les plus connus, furent les maîtres de Virgile, d’Horace, de Catulle, de Properce, d’Ovide. Mais arrêtons là l’énumération. Callimaque, arrivé à Alexandrie à l’âge de vingt ans pour finir directeur de la Bibliothèque, était un Arabe de Libye, de Cyrène exactement ; par son père il descendait de l’ancienne famille des Batta et le nom de sa mère, Megatima ou plutôt Fatima, ne laisse aucun doute sur ses origines. Il est sans doute le représentant le plus qualifié de ce qu’on a appelé l’alexandrinisme dont l’influence sur Pétrarque ou Ronsard n’est plus à démontrer.
L’œuvre législative que constitue le Code Justinien, compilation immense divisée en douze livres, à l’imitation de la Loi des Douze Tables, ne faisait que sanctionner les coutumes établies en Orient depuis les temps les plus reculés. Le Corpus juris civilis servira de guide à tous les systèmes juridiques établis depuis ; inspirés des codes égyptien, babylonien, palestinien et de leur dérivé romain, il sera le support de la société des Califes et des grandes monarchies de l’Occident.
La résurrection des Lettres arabes sous le règne de Justinien est un chapitre important de l’histoire générale des civilisations. L’emploi de la langue grecque y est parallèle à celle de l’araméen qui a évolué en « syriaque » au niveau des lettrés, mais qui n’est autre que l’arabe dans sa force quotidienne et populaire. Tous les grands noms de la littérature justinienne sont palestiniens ou syriens.
À suivre…
Par : Karim Zentici