Ghazali, un hérétique ?
(Partie 2)

Les innovateurs ne rapportent pas leurs litiges aux textes scripturaires de l’Islam ; ils sont déchirés par des conflits qui sont souvent verbaux, mais qui peuvent aussi être physiques.[1] Leur signe distinctif est de délaisser le chemin des anciens.[2] Ils ne suivent que des conjectures et leurs passions,[3] et, surtout, ils ne prennent pas en référence les textes et le consensus des anciens.[4]
En outre, quand on parle de consensus, on fait allusion, plus infaillible, au consensus des anciens.[5]
Si cela est clair, nous pouvons déterminer selon quel critère on peut juger une personne de mubtadi’ en disant qu’il correspond à l’auteur de toute innovation répandue chez les savants traditionalistes pour être contraire au Coran et à la sunna en dehors des questions subtiles dans lesquels certains gens ne peuvent discerner la vérité. L’auteur d’une telle innovation est un mubtadi’ qu’il fasse partie des savants ou du commun des gens (‘awâm). Quiconque exhibe une bid’a est, à nos yeux, un mubtadi’. Cela, en ce qui concerne le jugement sur terre. Quant au jugement dans l’Au-delà, nous soulignons que le mubtadi’ auprès d’Allah est celui qui l’est vraiment au fond de lui de sorte qu’il soit conscient de commettre une innovation. Si tel n’est pas le cas, il sera excusé auprès d’Allah. Dans ce point précis, il n’y aucune différence entre le savant et le ‘ammî, comme il n’y a aucun différence entre la bid’a notoire (répandue) et celle qui ne l’est pas.
Comme nous ne connaissons pas les cœurs, nous avons établi ce critère pour le jugement terrestre. Pour le jugement dans l’Au-delà, Allah rétribue les personnes pour ce qu’ils cachent dans leurs tréfonds. Ainsi, nous ne pouvons les juger sur terre qu’en fonction des apparences. Nous nous faisons une bonne opinion de celui qui offre une bonne apparence, mais s’il nous montre autre chose, nous en aurons alors une mauvaise sans prétendre, pour autant, ouvrir les poitrines. Nous ne sommes pas responsables de ce que la personne décèle à l’intérieur. L’amour et la haine en Dieu (el wala wa el bara) doivent être fondés uniquement sur les apparences. Nous ne sommes pas mieux que le Prophète, et nous n’avons pas plus d’entrain que lui à voir guider les autres sur le bon chemin. Il ne nous est pas demandé d’ouvrir les cœurs et de sonder les intentions cachées.[6]
La complexité d’appliquer ce critère
Mais, en réalité, les choses sont beaucoup plus complexes, surtout depuis la vulgarisation des groupes déviants au sein de la Nation.
Là où nous voulons en venir, c’est que l’innovation, et, en général, tout ce qui s’oppose au Coran et à la sunna peut provenir d’un individu qui est excusable, à la suite soit d’un effort d’interprétation soit d’un suivisme légal (taqlîd) dans les limites excusables. Il est possible également qu’il n’ait pas les moyens de parvenir à la vérité.[7]
Sheïkh el Islam ibn Taïmiya établit que les Textes divins concernant le mauvais devenir de l’homme (wa’îd) et les paroles provenant des grandes références de la religion sur les questions du takfîr (taxer quelqu’un d’apostat), du tafsîq (taxer quelqu’un de pervers), et autres, n’impliquent pas qu’ils faillent les appliquer à une personne en particulier sauf si celle-ci répond aux conditions pour le faire et si toute restriction en est exclue.[8]
« Il n’y a pas de différence en cela entre les questions fondamentales et les questions subsidiaires de la religion, pour ce qui est du châtiment divin dans l’au-delà. Tout individu passible de la menace divine (châtiment, malédiction, courroux) qu’elle soit perpétuelle ou non, ou portant des noms (ism) qui s’y rattachent comme mécréant (pour le takfîr) et pervers (pour le tafsîq). Nous pouvons faire entrer dans cette règle indistinctement les innovations (qu’elles soient dogmatiques ou rituelles) qui touchent à la religion, ou les actes de débauche qui touchent à la vie profane, et auxquels on donne le nom de perversité corporelle.
Quant aux différents statuts terrestres, nous pouvons dire la même chose. Autrement dit, le djihad lancé contre les mécréants doit être précédé de la prédication. Le châtiment s’applique uniquement, en effet, à celui qui a reçu la preuve céleste. Nous pouvons dire la même chose pour les punitions des pervers, soit qu’elle n’a pas lieu avant d’avoir établi contre eux la preuve céleste. »[9]
Éclaircissement
Quand ibn Taïmiya accorde des circonstances atténuantes à des membres affiliés à l’Islam, il fait allusion à deux catégories d’individus : les traditionalistes et les hérétiques. Pour les premiers, il s’agit de les dédouaner de toute condamnation, notamment de l’accusation de fâsiq (pervers, désobéissant), voire de mubtadi’ (hérétique). Pour les seconds, il s’agit déjà de les distinguer des zindiq (hypocrites) dans la mesure où leurs erreurs relèvent de la grande hérésie, et de les dédouaner de toute condamnation, notamment de l’accusation de « désobéissants. ». Si leurs erreurs font suite soit à un effort d’interprétation soit à un suivisme « légal », ils n’en restent pas moins des hérétiques, aussi excusables soient-ils et aussi louables soient-ils ; l’objectif étant de décrire leur situation, d’apporter une information sur leur état, leur méthodologie, non de porter un jugement négatif sur eux, soit de les condamner au statut de pervers, avec toutes les implications qu’une telle sentence entraine sur terre.
C’est la raison pour laquelle il n’est pas pertinent de faire entrer pêle-mêle dans le même ensemble tous les passages où le doyen damascène pointe du doigt les causes jouant en faveur des personnes soupçonnables des condamnations de toute sorte. Alors certes, certains de ces fameux passages ont une portée générale, mais ailleurs, et même souvent, ibn Taïmiya procède à une distinction nette entre les savants d’obédience orthodoxe et ceux qui sont coupables d’hérésie.
Ainsi, si l’effort (ijtihâd) et l’erreur (ta-wîl) d’interprétation intercède en faveur des membres des deux catégories, cela ne veut pas dire qu’ils sont tous logés à la même enseigne, dans le sens où ils seraient tous catalogués de traditionalistes. Il faut, en effet, distinguer entre ceux qui puisent scrupuleusement leurs argumentations des textes scripturaires de la religion (Coran, sunna, consensus), et ceux qui se tournent vers d’autres référence, à l’exemple du kalâm et de l’inspiration soufie, que l’on regroupe sous la dénomination des « passions », car contraire à la méthodologie orthodoxe. Et donc, un traditionaliste auteur d’une erreur d’interprétation reste affilié à l’orthodoxie sans n’être taxé de « désobéissant » ; tandis qu’un hérétique qui prend ses passions (le kalâm, l’inspiration soufie, etc.) pour référence scripturaire, est désigné en tant que tel, soit un hérétique, sauf qu’il n’est pas taxé de « désobéissant ». Celui-ci est donc épargné des sentences terrestres qu’un tel statut engendre.
Le maitre d’ibn el Qaïyim établit en effet au sujet des hauts personnages de la première heure qui ont trempé dans des guerres intestines : « Dans la mesure où, mu par un effort ou une erreur d’interprétation, un rebelle quelconque (bâghî) n’a pas conscience de commettre un crime, et qu’au contraire, il pense agir de bon droit bien qu’il se trompe, il reste, néanmoins, un rebelle. Cette désignation ne signifie pas pour autant qu’il endosse un péché et qu’à fortiori, il soit taxé de « désobéissant ». Les légistes qui imposent des expéditions contre les rebelles induits en erreur par une mauvaise interprétation des évènements, stipulent, malgré tout, que celles-ci ont une dimension sécuritaire, non punitive. Elles visent donc à défendre l’ordre public ; et, bien qu’ils soient combattus par les armes, les insurgés, qui gardent leur respectabilité (‘adâla), ne sont pas associés à des criminels. » [10]
Les adeptes des « passions », qui prennent leur distance avec la méthodologie orthodoxe, ne sont pas objectifs. Ceux-ci s’évertuent insidieusement à piocher dans les textes tous les éléments qui corroborent leurs idées funestes. Sinon, ils passent outre, sous le prétexte fallacieux de remettre à Dieu leur sens véritable quand ils ne les tordent pas carrément grâce à l’outil de l’interprétation imagée.
C’est sur ce point de discordance que s’opère le divorce entre d’un côté l’orthodoxie et de l’autre côté, l’hétérodoxie empreinte d’hypocrisie. Sans vouloir contester la fidélité des innovateurs à la tradition prophétique qu’ils vénèrent dans une large mesure, ils n’en demeurent pas moins entachés d’hérésie et d’hypocrisie, à mesure qu’ils s’insurgent contre les textes de référence. Si, comme souvent, ils ne se rendent pas compte de cet outrage, sinon, ils crieraient eux-mêmes au blasphème, ils n’ont, le cas échéant, aucun lien avec les hypocrites. Toutefois, ces hérétiques souffrent d’une baisse de foi qu’ils doivent mettre au compte de leurs erreurs. Leurs erreurs qui bénéficient de circonstances atténuantes, malgré cette répercussion indubitable qu’elles engendrent sur leur santé spirituelle, dans le sens où ils échappent à toute sanction.[11]
L’anathème ne touche pas indistinctement tout individu coupable d’une erreur ; qu’il soit traditionaliste, innovateur, ignorant, ou égaré, il ne devient pas forcément mécréant ni pervers (fâsiq) ni même désobéissant (‘âsi). La sanction varie en fonction des cas, à l’exemple de la question du caractère incréé du Coran qui a connu maints dérapages au sein des élites religieuses et scientifiques des diverses tendances. De notoriété publique, la plupart d’entre elles adoptent une position qui, sous un angle, est en accord avec la vérité, bien que, sous un autre angle, elles s’en écartent sensiblement. Celles-ci ne la connaissent qu’en partie, et sont relativement des ignorants, quand elles ne s’y opposent pas carrément.[12]
Le Sheïkh Taqî e-Dîn explique à ce sujet : « Quant à la question du takfîr, selon la bonne opinion, tout individu de la communauté mohammadienne faisant une erreur suite à un effort d’interprétation ne devient pas mécréant, à condition que son intention soit de parvenir à la vérité. Dans ce cas, son erreur lui est pardonnée. Cependant, dans la situation où, bien qu’on appréhende clairement les enseignements du Messager, on s’en écarte en toute connaissance de cause, pour suivre un autre chemin que celui des croyants, on devient mécréant.
Or, dans la situation où on se soumet à ses passions, tout en faisant preuve de négligence dans la recherche de la vérité, ce qui pousse à parler sans science, on devient un désobéissant condamnable, voire un pervers, sauf si les bonnes actions prennent le dessus sur les mauvaises. »[13]
Un cas d’espèce
Prenons l’exemple emblématique de Ghazalî qui discutait sur la nature de Dieu à travers la dialectique grecque qu’il assimilait à la Raison ; il la privilégierait clairement aux textes qu’il reléguait au second plan dans sa méthodologie.[14] En regard strict de son approche, et de ses références dans le domaine notamment des Noms et Attributs divins, il est un innovateur (nous faisons volontairement abstraction de son repentir afin de théoriser la chose). Néanmoins, il n’y a aucune corrélation entre ce constat et la condamnation qui en découle éventuellement : l’anathème (mécréant/désobéissant) et la sanction pénale. Contrairement à une vision étroite qui tire notamment ses origines dans les rangs des innovateurs, l’égarement relatif n’est pas systématiquement synonyme de condamnation. Nous constatons que les sources scripturaires du grand Abou Hâmid étaient, en partie, hérétiques, mais nous gardons le bon soupçon à son égard au vu des trésors intarissables qu’il a distillés dans le patrimoine islamique et la grande bibliothèque de l’Histoire de l’Humanité. Nous ne remettons pas en question sa bonne intention de mettre tous les moyens en sa possession pour parvenir à la vérité, sauf qu’il n’y ait pas toujours parvenu : Ami de Ghazali, mais encore plus de la vérité.
L’intérêt supérieur de la religion passe avant la considération que nous portons aux porteurs du savoir à qui nous offrons des circonstances atténuantes. Certaines mesures sévères sont même envisagées pour endiguer le fléau de la propagation de leur déviance. En même temps, nous ne les blâmons pas outre mesure, mais nous ne fermons pas non plus les yeux sur les erreurs qui parsèment leurs écrits, et qui sont aussi dévastateurs qu’un poison saupoudré dans un pot de miel. Dans cet équilibre périlleux que nous avons expérimenté avec le cas de Ghazâlî, s’initient le salut et la voie du milieu, que Dieu ait son âme, et qu’Il l’a reçoive dans Sa Miséricorde !
Par : Karim Zentici
[1] Majmû’ el fatâwâ (17/311-313).
[2] Majmû’ el fatâwâ (4/155).
[3] Majmû’ el fatâwâ (10/370-371).
[4] Majmû’ el fatâwâ (13/62-63).
[5] Majmû’ el fatâwâ (3/157).
[6] Voir : Mawqif el sunna wa el jamâra min ahl el ahwa wa el bida’ (1/124-125)
[7] Majmû’ el fatâwâ (10/371).
[8] Majmû’ el fatâwâ (10/372).
[9] Majmû’ el fatâwâ (10/372).
[10] Majmû’ el fatâwâ (35/76), voir également : (3/230, et 12/495).
[11] Majmû’ el fatâwâ (13/62-63).
[12] Majmû’ el fatâwâ (12/180).
[13] Majmû’ el fatâwâ (12/180).