Le tâghût chez ibn Taïmiya 4/4

Extraits du traité de l’amour révérenciel d’ibn Taïmiya.
[…]
(Si l’ordre leur avait été donné de s’entretuer ou de prendre le chemin de l’exil, ils ne s’y seraient jamais pliés à part une infime minorité d’entre eux ; ils feraient bien mieux de prendre Nos exhortations au sérieux, car il en va de leur intérêt et de la vitalité de leur foi • Et ils auraient droit, en prime, à une récompense incommensurable de Notre part • En plus d’être guidés sur le droit chemin).[1] Voici dans quel contexte furent proférées ces remontrances : (As-tu songé à ces hommes qui, en apparence, donnent foi à la Révélation qui te fut consacrée et aux Écritures anciennes, alors qu’ils recourent à l’arbitrage d’une loi maléfique à laquelle ils sont censés renoncer ; c’est bien là l’œuvre de Satan qui cherche à les enfoncer davantage dans les ténèbres de l’égarement).[2]
[La loi du Tâghût]
Ces révélations dévoilent les hypocrites au sein des Juifs qui se comportent exactement à la manière des idolâtres ayant tourné le dos, par pure rébellion, au Livre sacré, en feignant de l’ignorer : (Au lieu de cela, ils adoptèrent les pratiques des démons en usage sous l’ère de Sulaïmân qui ne fut coupable d’aucun blasphème à la différence des démons ayant transmis aux hommes l’art de la sorcellerie).[3]
Au lieu de faire le bon choix, ils se sont tournés vers les sciences occultes inspirées par Satan, le Tyran. Cette hypocrisie est caractéristique aux rabbins qui ont ajouté au sacerdoce la magie et la sorcellerie. Malgré une foi apparente, ils soulèvent leurs litiges à la loi maléfique du Tâghût. Ce vocable stigmatise les fausses divinités parmi les idoles, les djinns et les humains qui font l’objet d’un culte.
Nombreux sont les théologiens du Kalâm et les légistes qui, emboitant le pas aux juifs, accusent des symptômes d’hypocrisie. Ceux-ci se réfèrent à des lois maléfiques pour établir les éléments de leur crédo en rivalité avec les textes scripturaires : (On a beau convier ces hypocrites à l’arbitrage de la Révélation et du Messager, ils ne font à chaque fois que littéralement te tourner le dos • Qu’adviendra-t-il le jour où le malheur les frappera en punition de leurs actes, et qu’aussitôt ils viennent te trouver pour t’assurer, en prenant Dieu en sermon, que leur seule motivation à travers leur refus était de bien faire et d’apporter une solution conciliante • Allah connait parfaitement le fond de leur poitrine, alors ne te préoccupe pas d’eux, et contente-toi pour l’heure de leur prêcher la bonne parole quitte à les sermonner pour mieux les sensibiliser • Dès lors que Nous envoyons un messager aux hommes, Nous attendons d’eux qu’ils se soumettent à son obédience sous l’égide de la Loi céleste ; Ces gens-là auraient dû, pour réparer les torts qu’ils avaient causés à l’encontre de leur propre personne, se présenter aussitôt devant toi pour implorer le Pardon d’Allah, et par-là même profiter de ton intercession pour renforcer leur demande, et ils auraient trouvé un Dieu Absoluteur et Tout-Miséricordieux).[4] La seule excuse qu’ils mettent en avant pour justifier leur référence au Tâghût aux dépens de la Révélation, c’est l’avantage qu’ils en tirent soit pour obtenir un bénéfice soit pour évacuer un préjudice. C’est exactement par cette dorure que les « scolastiques » valident leurs thèses sur la théologie rationnelle. C’est également par cette parade que les mystiques manifestent leur état de gustation spirituelle et d’extase. Cet argument est aussi repris par les profanes pour alimenter leur soif vorace des plaisirs de toute sorte, mais aussi pour braver les interdits et même semer la corruption sur terre : (c’est bien là l’œuvre de Satan qui cherche à les enfoncer davantage dans les ténèbres de l’égarement)[5] ; c-à-d qu'ils se sont égarés en cours de route dans leur quête du bien-être, alors que la solution était sous leur nez dès le départ sauf qu’ils étaient dans le déni au nom de leur attachement à des vaines chimères qui étaient le reflet du Tâghût. Ils méritaient donc, en punition à leurs méfaits, de subir l’inverse de ce qu’ils attendaient, au terme d’une désillusion aussi douloureuse qu’inattendue, soit la souffrance au lieu du bien-être tant espéré. Ils avaient beau protester à qui voulait l’entendre que leur intention était noble, sans s’imaginez à quel point ils allaient en pâtir. C’est le prix à payer quand on cherche éperdument à concilier entre la religion et ses passions triviales, et à ramener la Loi au niveau de ses intérêts mondains.
La narration coranique poursuit sa diatribe pour dénoncer ces individus : (Allah connait parfaitement le fond de leur poitrine),[6] renfermant les bouillonnantes pulsions qui façonnent leurs convictions, un amas de conjectures, et leurs intentions pernicieuses : (alors ne te préoccupe pas d’eux, et contente-toi pour l’heure de leur prêcher la bonne parole quitte à les sermonner pour mieux les sensibiliser).[7] Ces malheureux se sont livrés à de piètres calculs : (Dès lors que Nous envoyons un messager aux hommes, Nous attendons d’eux qu’ils se soumettent à son obédience sous l’égide de la Loi céleste ; Ces gens-là auraient dû, pour réparer les torts qu’ils avaient causés à l’encontre de leur propre personne, se présenter aussitôt devant toi pour implorer le Pardon d’Allah, et par-là même profiter de ton intercession pour renforcer leur demande, et ils auraient trouvé un Dieu Absoluteur et Tout-Miséricordieux).[8]
Malgré leur infamie, par un effet de Sa parfaite Miséricorde et de Sa Compassion infinie, le Très-Haut invite les hypocrites à faire pénitence. Ils ont l’alternative d’éviter le péché grâce à la piété, et d’effacer leurs fautes grâce au repentir. La piété et le repentir, ces deux options qui mènent au salut, sont la marque d'une extrême clémence vis-à-vis des pieux serviteurs et des repentis. En tout état de cause, il devient invraisemblable que la législation soit à la fois bienveillante et préjudiciable.
Ensuite, la comparution devant le Messager revêt deux aspects. Il s’agit dans la mesure du possible de se présenter physiquement devant lui au cours de sa vie, ou de se référer à ses enseignements en son absence ou après sa mort : (On a beau convier ces hypocrites à l’arbitrage de la Révélation et du Messager, ils ne font à chaque fois que littéralement te tourner le dos)[9] ; (Vous croyants, faites obéissance aussi bien à Allah qu’à Son Messager, puis à ceux qui vous dirigent, et veillez à soulever le moindre de vos litiges à Allah et à Son Messager si réellement vous donnez foi en Allah et au jour du jugement dernier, car il en va de votre intérêt et de votre salut).[10]
La référence absolue en matière de litige sont les sources scripturaires représentées par le Coran et la sunna d’où émane la Sagesse divine. Cela consiste dans les faits à cesser de transgresser les interdits et, à la suite d’une sincère pénitence, de prendre les bonnes résolutions et d’améliorer sa situation avec le Seigneur. Le pécheur a l’opportunité de se présenter devant l’Élu, à condition qu’il soit vivant, pour lui faire état de sa décision de renoncer à la débauche, et de prendre une nouvelle orientation dans sa vie. Cette démarche par laquelle on renouvelle son pacte d’obéissance envers le Prophète est valable de tout temps et en tout endroit, même en l’absence de ce dernier ou après sa mort.
Néanmoins, le pouvoir d’absoudre les péchés revient à Dieu seul, et il est possible de l’invoquer à tout moment et en tout lieu. Certes, le Prophète a imploré le pardon en faveur des croyants et des croyantes, et son invocation englobe ceux et celles qui n’étaient pas présents au moment où il l’a formulée et ceux et celles qui viendront après sa mort. Il a reçu l’ordre en effet d’invoquer pour les musulmans sans restriction, et il n’allait pas faillir à son devoir. Les pénitents de toutes les époques sont donc concernés par ce privilège. Leur nouveau départ est un moyen de raffermir leur foi ayant reçu des secousses à cause de leurs mauvais agissements du passé. S’ils n’ont pas tous le même niveau de foi, tous bénéficient de cette faveur avec plus ou moins d’intensité. Toutefois, cette faveur ne signifie nullement qu’il faille se présenter devant la tombe de l’Élu (r) en vue de lui demander : « Prie Dieu afin qu'Il me pardonne ! » ou encore : « Demande à Ton Seigneur de m’accorder telle et telle chose ! » ou « invoque pour moi ! » Il n’est pas plus légitime aujourd’hui de solliciter les prières du Bien-Aimé en se trouvant à n’importe quel autre endroit dans le monde.
Aucune Législation ne vient cautionner cette pratique, pas plus que les grandes références de la Nation à l’époque des trois premières générations, pas plus que l’usage au cours de cette même période. Il va sans dire que si elle avait eu un quelconque mérite, elle aurait fait énormément d’émules dans les rangs des anciens, et la chronique n’aurait pas manqué de le consigner. La nouvelle aurait traversé les régions et les narrations relatant les expériences personnelles ou celles des uns et des autres auraient pulluler. Un tel enthousiasme aurait forcément été légué aux générations futures. Personne ne peut remettre en cause le zèle inimitable de nos précurseurs. Il est donc matériellement impossible qu’une pratique à caractère recommandé ou obligatoire ait pu faire l’objet de leur convoitise, alors que les annales sont mystérieusement silencieuses sur la chose.
Surtout que, fait aggravant, les narrations rapportées du Prophète (r) vont catégoriquement dans le sens inverse. Celles-ci interdisent strictement de faire de sa tombe un lieu de célébration, et de l’ériger comme une idole, de la même manière qu’elles condamnent formellement la construction de mausolées au-dessus des tombes.[11]
Cela n’a pas empêché certains légistes de s’inspirer d’une diction selon laquelle, aux dires de 'Utba, un bédouin de la première époque s'est présenté devant la tombe de l’Ami de Dieu (r), et a proclamé : « Toi, le meilleur des êtres, Allah ne nous a-t-il pas enseigné : (Ces gens-là auraient dû, pour réparer les torts qu’ils avaient causés à l’encontre de leur propre personne, se présenter aussitôt devant toi pour implorer le Pardon d’Allah, et par-là même profiter de ton intercession pour renforcer leur demande),[12] alors aujourd’hui me voici. »
Par la suite, 'Utba aurait vu en songe le sceau des envoyés lui enjoindre d'annoncer la bonne nouvelle à ce bédouin. C’est le genre d'histoires surnaturelles mettant en scène la demeure sous terre du meilleur des hommes (r) ou des vertueux, qui n'arrivent qu’aux individus à la foi branlante. Ces derniers se représentent mal le rang du Messager d’Allah et la valeur de ses enseignements. Toute déception risque fort de perturber la foi déjà si fragile de ce bédouin au seuil de l’hypocrisie. Le Très-Haut est aussi bienveillant avec lui que ne l’était le Prophète avec ces hommes qu’il privilégiait dans le partage du butin en vue de les raffermir. Laissons-lui le soin de justifier ses choix : « Je favorise des hommes rongés par la peur de la pauvreté aux dépens des autres baignant dans la sérénité et le contentement. »[13]
En définitive, il n’est pas plus recommandé à ces âmes faibles de prendre cet argent qu’il ne l’est à ce bédouin d’émettre ce genre de requête allant à l’encontre de l’usage prophétique. Celui-ci prône clairement au cours des invocations de s’adresser directement à Dieu en sollicitant éventuellement l’intercession de l’Élu (r), mais à condition qu’il soit présent et surtout vivant. Cet enseignement nous a été légué par un hadîth authentifié par e-Tirmidhî qui l’a introduit dans son recueil, et qui enregistre la formule que le mari d’Âisha (r) a enseigné à l’un de ses Compagnons, et que voici : « Ô Allah, Je t’implore et m'oriente vers Toi, par l'intermédiaire de Ton serviteur, le Prophète de la miséricorde ! Toi Mohamed, Je m'oriente vers le Seigneur par ton entremise afin qu'Il exhausse mes vœux ! Ô Allah, fais-le intercéder en ma faveur (et selon une version chez Ahmed et el Baïhaqî : et fais-moi intercéder en la sienne) ! »[14]
Cette formule est en phase avec le Verset du Marchepied : (Allah est tel que nul dieu n’est digne d’être adoré en dehors de Lui ; Lui, le Vivant et le Subsistant sur qui ni somnolence ni sommeil n’ont de prise, Lui qui détient dans Son Royaume tout ce qui remplit les cieux et la terre, alors qui oserait intercéder auprès de Lui sans solliciter Sa permission ? Lui dont le Savoir couvre tous les faits et gestes de Ses créatures, ainsi que leur destinée, alors qu’elles, elles n’embrassent rien de Son Savoir en dehors de ce qu’Il daigne leur abreuver ; Son seul Marchepied est aussi vaste que les cieux et la terre qu’Il maintient sans la moindre peine, car Il est le Dieu Très-Haut et Incommensurable).[15]
D’autres Versets conditionnent tout autant cette intercession à la permission préalable d’Allah, notamment : (Allah a créé les cieux, la terre, et l’espace qui les sépare en six jours avant de s’installer sur Son Trône, et vous ne trouverez aucun patron ni intercesseur en dehors de Lui si vous réfléchissez bien).[16]
La Révélation est la seule source acceptable : (Non, jure Ton Seigneur par Lui-même ! Ils ne prétendront jamais à la foi sans te soumettre leurs litiges, avec pour volonté d’accueillir ton jugement à cœur ouvert, en s’y pliant sans réserve ni le moindre ressentiment)[17]. Le Seigneur jure par Lui-même que la foi est inefficace sans remplir deux conditions intrinsèques : recourir à Son arbitrage en cas de litige, et accepter à cœur ouvert Ses Sentences. Nous avons là la preuve que Ses Lois n’ont pas pour ambition d’accabler Ses serviteurs sous le poids de contraintes trop pénibles à supporter. Les cinq statuts légaux qui composent Sa Loi (interdit, obligatoire, recommandé, déconseillé, toléré) fonctionnent forcément dans l’intérêt de l’individu responsable, sinon, il n’aurait aucun intérêt à s’y conformer, pas plus qu’il ne serait condamnable s’il venait à y renoncer.
C'est pourquoi, aucune divergence n’est constatée dans les milieux scientifiques sur l’obligation d’accepter tous les éléments jusqu’au moindre détail de la Loi émanant des textes scripturaires. Le moindre ressentiment ou ne serait-ce qu’un peu de réticence est infiniment condamnable. Il incombe à chacun d'aimer et d’agréer sans la moindre contestation les obligations religieuses d’une part, et d’autre part d'éprouver de la répulsion pour les interdictions.
Si divergence il y a entre les docteurs de la Loi, c’est sur l’acceptation des maladies et de la misère. En effet, certains d’entre eux penchent pour l’obligation de recevoir à cœur ouvert les mauvais destins qui parsèment l’existence. L’autre camp dans ce débat émet une nuance. Il vaut mieux, à ses yeux, accepter positivement la maladie de sa propre initiative, mais sans que cela ne lui soit imposé par le Législateur. La chronique répertorie ces deux opinions chez l’Imâm Ahmed, en sachant que la seconde est la plus vraisemblable.
L’épanouissement face au mauvais destin fait certes débats, mais l’obligation de l’endurer et de le supporter fait consensus.
Par : Karim Zentici
[1] Les femmes ; 66-68
[2] Les femmes ; 60
[3] La vache ; 102
[4] Les femmes ; 61-64
[5] Les femmes ; 60
[6] Les femmes ; 63
[7] Les femmes ; 63
[8] Les femmes ; 64
[9] Les femmes ; 61
[10] Les femmes ; 59
[11] Dans ce registre, il existe un hadîth authentique rapporté par el Bukhârî et Muslim avec les termes suivants : « Allah maudit les Juifs et les chrétiens qui érigèrent des lieux de culte sur les sépulcres des prophètes et des pieux. »
[12] Les femmes ; 64
[13] Rapporté par el Bukhârî, ibn Abî 'Âsim, Abû Dâwûd e-Tiyâlisî.
[14] Rapporté par el Bukhârî dans e-târikh el kabir, ibn e-Sinnî, ibn Abî Hâtim, el Hâkim, e-Tabarânî,
[15] La vache ; 255
[16] La prosternation ; 4
[17] Les femmes ; 65