La coupable fatwa
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Nous voyons donc que l’argument mis en avant par ibn Qudâma qui identifie la visite du Prophète (r) à Quba à un voyage spirituel n’est pas solide. Celui-ci ne justifie pas l’idée qu’il incombe de s’acquitter du vœu portant sur un voyage spirituel à Quba. L’autre élément de son argumentation n’est pas plus pertinent, lorsqu’il assimile : « Ne réservez de voyage spirituel pour nulle part… » à une simple recommandation. Il est possible de répondre à cette objection en deux temps :
Primo : en supposant que le voyage en question n’ait pas le statut d’acte d’adoration qui mérite une récompense prévue par le Législateur, il n’en demeure pas moins que la croyance accordant au voyage vers les tombes des hommes de Dieu le statut d’acte d’adoration va à l’encontre du consensus de la communauté. Par conséquent, il est interdit à l’unanimité de voyager vers ces lieux avec la conviction de se rapprocher du Seigneur Tout-Puissant par un acte d’adoration, en sachant que c’est la seule motivation qui pousse, en principe, à une telle initiative. Nous ne parlons pas bien sûr de s’acquitter du vœu de voyager vers ces endroits pour des raisons profanes, non religieuses. Le cas échéant, il devient pertinent de respecter son engagement, sauf que là n’est pas notre sujet puisque ce point relève d’un autre chapitre.
Secundo : le hadîth en question est à la forme impérative qui exprime l’interdiction, alors que tous les autres textes utilisés pour le contrebalancer sur la visite de la tombe du Bien-aimé (r) sont apocryphes à l’unanimité des spécialistes en la matière. Ceux-ci ne sont pas seulement faibles, mais ils sont purement et simplement inventés si l’on sait qu’ils n’apparaissent dans aucun recueil de référence. L’Imâm Mâlik, la référence incontestable des médinois dont on connait l’érudition sur la question, n’appréciait pas des expressions du genre : « J’ai rendu visite à la tombe du Prophète (r). » Si celle-ci avait eu la moindre légitimité grâce notamment à une parole imputée à la bouche de l’Élu (r), voire, tout simplement, la moindre notoriété au sein de la Ville sainte, l’Imam éponyme de l’école canonique n’aurait jamais osé émettre une réserve sur sa pertinence.
En outre, l’Imâm Ahmed, le plus grand expert à son époque en matière de tradition prophétique, ne s’est servi que d’un seul texte pour appuyer sa réponse à une question qui lui fut soulevée sur ce thème. Il s’agit d’une narration qu’utilise Abû Dâwûd dans son recueil e-sunna, avec à la fin de la chaine de transmission Abû Huraïra selon lequel le Prophète (r) a dit : « À chaque fois que quelqu’un me fait le salut, Allah me rend mon âme afin que je lui rende. »[1] Le muatta de l’Imâm Malik enregistre également cette narration.
Dans ce registre, on raconte qu’ibn ‘Omar prononçait la formule à l’intérieur de la mosquée : e-salâm ‘alaïka yâ rasûl Allah ! Pour le Prophète (r), e-salâm ‘alaïka yâ Abâ Bakr ! Pour le premier Khalife, et e-salâm ‘alaïka yâ abatâh ! Pour son père. Puis, il se retirait.[2] Abû Dâwûd rapporte également l’énoncé : « Ne faites pas de ma tombe un lieu de cérémonie, mais, consacrez-moi plutôt des prières qui me parviennent d’où que vous soyez. »[3]
D’après Sa’îd ibn Mansûr dans son recueil e-sunan, le petit-fils du Khalife ‘Ali, ‘Abd Allah ibn Hassan réprimanda un homme qui n’arrêtait pas de faire des va-et-vient à la tombe de l’Ami de Dieu (r). En guise de sermon, il lui rappela le hadîth précédemment cité avant de conclure : « Il n’y a pas de différence en cela entre toi et quelqu’un qui se trouve au fin font de l’Andalousie. »[4]
D’après el Bukhârî et Muslim, en plein agonie, le Prophète mit en garde sa communauté contre les agissements des judéo-chrétiens : « Allah maudit les Juifs et les chrétiens qui érigèrent des lieux de culte sur les sépulcres de leurs prophètes, s’exclama-t-il. »[5] ‘Âisha, l’auteur de cette narration, raconte ensuite : « Pour éviter cela, on prit soin de ne pas surélever sa tombe de crainte qu’elle ne devienne un lieu de culte. »
Par mesure de précaution, le noble défunt fut enterré à l’intérieur de l’appartement de sa plus jeune épouse, au lieu de, comme il était d’usage, lui creuser un trou à l’air libre. De la sorte, il devint impossible de se recueillir en prière devant sa tombe. À l’époque des Compagnons, et de leurs successeurs directs, l’appartement d’Âisha resta séparé de la mosquée. Il fallut attendre l’ère d’el Walîd ibn ‘Abd el Malik de la dynastie omeyade pour qu’il soit intégré aux travaux d’agrandissement. Toutefois, personne n’était autorisé d’y entrer ni pour y réserver une prière verbale ou rituelle ni pour y toucher la tombe ; les actes liturgique étant réservé exclusivement à la mosquée. Par ailleurs, lorsque les croyants des deux premières générations venaient saluer le Prophète, et qu’ils voulaient ensuite invoquer Dieu, ils se tournaient du côté de la Qibla, non de la tombe.
La visite du Prophète
Lors de la visite du Prophète, il incombe, aux yeux de la grande majorité des grandes références, de le saluer en se tenant en direction de la tombe, et cela vaut uniquement pour le salut. Abû Hanîfa, pour sa part, préfère que le visiteur s’oriente du côté de la qibla, même pour le salut. Toutefois, aucun imam n’a jamais soutenu l’idée qu’il faille se tourner vers la tombe au moment des invocations. Ce n’est pas cette narration mensongèrement imputée à Mâlik qui viendra contrebalancer cet état de fait, surtout que la tendance de l’Imam va diamétralement à l’opposée. Il règne un autre consensus disant qu’il n’est pas d’usage de passer la main sur la tombe du Bien-aimé ni de l’embrasser.
Le but de toutes ces précautions est de préserver la pureté du monothéisme, si l’on sait que le paganisme doit son essor à la construction de lieux de culte sur la tombe des vertueux, nous dit en substance bon nombre d’anciens en exégèse au Verset : (Ils insufflèrent aux leurs : ne renoncez jamais à vos divinités ; n’abandonnez surtout pas Wadd, ni Suwâ’, ni Yaghûth, ni Ya’ûq ni Nasr • par ces mots, ils égarèrent un grand nombre d’hommes).[6] Une narration d’ibn ‘Abbâs, sous l’autorité de Bukhârî corrobore cet exégèse : « Il s’agit des noms d’homme vertueux que le peuple de Noé représenta en image pour les introduire dans leurs assemblées. Avec le temps, ils furent pris pour objet d’adoration. »[7] Plus d’un exégète, à l’image de Tabarî, impute cette histoire à plusieurs anciens. Wathîma, notamment, répertorie plusieurs de ses voies narratives dans qisas el anbiyâ.
Ailleurs, nous avons établi en détail les grands principes qui ressortent de ce thème.[8] Sachons que la première vague hérétique à avoir introduit des faux hadîth pour justifier le culte des tombes provient notamment des shiites duodécimains qui troquent la fréquentation des mosquées avec celles des mausolées. Ils délaissent les lieux de culte dans lesquels Allah ordonne de sanctifier Son Nom, de L’adorer Seul et sans partage au profit des temples où règnent l’idolâtrie, le mensonge, et l’hérésie infondée. Les textes scripturaires de l’Islam ne font mention que des mosquées, non des mausolées ; à titre d’exemples : (Dis-leur : Mon Seigneur ordonne la justice, alors tournez vos visages vers Lui Seul dans chacune des mosquées édifiées à cet effet, et rendez-Lui le culte exclusif en Lui réservant vos prières)[9] ; (Seuls ceux qui croient en Dieu et au jugement dernier sont dignes de fréquenter Ses mosquées, ceux-là même qui observent la prière, s’acquittent de l’aumône légale, et qui ne redoutent personne d’autre que Lui ; ceux-là sont en bonne voie de gagner le salut)[10] ; (et ne commercez pas avec vos femme tout le temps passé, à votre retraite, à l’intérieur des mosquées)[11] ; (Et que les mosquées sont consacrées à Dieu, alors ne réservez vos invocations à nul autre que Lui)[12] ; (Y a-t-il pire injustice que d’empêcher que le Nom d’Allah retentisse dans Ses mosquées et d’œuvrer à les détruire ? Ce sont plutôt les coupables d’une telle iniquité qui devraient fouler leur sol avec la peur au ventre).[13]
Un hadîth authentique confirme cette mention : « Les peuples avant vous érigeaient des mosquées sur leurs tombes, alors, ne vous avisez pas à faire de même, car je vous l’interdis. »[14]
Ibn ‘Abd el Hâdî poursuit :
Voici les derniers mots de la fatwa du Sheïkh el Islâm, mais Dieu le Très-Haut seul le sait !
Comme il le souligne lui-même, il a abordé ce thème à maintes reprises. À Damas, ses détracteurs exultaient en pensant l’avoir confondu, ou, tout au moins, aux yeux du monde. Ils entamèrent leur procédure de bannissement en reproduisant la fatwa par écrit, puis, ils firent transmettre la copie aux autorités compétentes égyptiennes. Pour enfoncer le clou, le cadi shaféite y alla de son commentaire en exergue : « Nous avons comparée cette copie avec l’originale écrite des mains d’ibn Taïmiya, et il s’avère qu’elle est authentique. […] L’infâme a osé interdire la visite des tombes de prophètes en commençant par celle de l’Élu en prétextant sans ambages qu’il existe un consensus condamnant une telle initiative. » Malheureusement, il a complètement déformé les propos d’ibn Taïmiya. Il n’est absolument pas question dans sa fatwa de la visite des lieux où des prophètes et des vertueux furent mis en tombe, mais d’exposer les deux opinions existantes sur l’opportunité de consacrer un voyage à cet effet. Son inquisiteur a donc amalgamé deux questions complètement différentes. Il va sans dire que Sheïkh el Islâm n’a rien contre cette visite, bien au contraire. Lui-même la loue et la recommande. Il a simplement émis la condition de ne pas lui réserver spécialement un voyage. Ses multiples ouvrages sont là pour le démontrer, notamment sur les lois du pèlerinage.
En l’occurrence, sa fatwa n’aborde absolument pas le thème de la visite légale, ni pour dire qu’elle est illégitime et encore moins que l’unanimité des savants la condamnent, mais rien n’échappe à Dieu, pas même la plus subtile des injustices !
À peine la missive du cadi arrivée à destination, l’affaire enfla considérablement et des troubles étaient à craindre. On sollicita l’intervention des juges qui convoquèrent une séance illico presto. Certains intervenants suggérèrent de mettre l’intéressé sous les verrous. Nous l’avons vu, un décret sultanesque vint contenter leur ambition…
Par : Karim Zentici
[1] Hadîth rapporté par Abû Dâwûd (n° 2041), Ahmed (2/527), et Mâlik (1/66).
[2] Voir : e-Tirmidhî (n° 320), e-Nasâî (n° 2043), Abû Dâwûd (n° 3236) et Ahmed (1/337).
[3] Hadîth rapporté par Abû Dâwûd (n° 2041) avec « ma tombe » au lieu de « ma demeure » qui est une autre version rapportée par Tabarânî dans el awsat (n° 8026).
[4] Narration rapportée par Ismâ’îl ibn Ishâq el Qâdhî dans fadhl e-salât ‘alâ e-nabî.
[5] Hadîth rapporté par el Bukhârî (n° 1330), et Muslim (n° 529), selon ‘Âisha.
[6] Nûh ; 23, 24
[7] Narration rapportée par el Bukhârî (n° 4636).
[8] Notamment dans el istighâtha wa e-radd ‘alâ el Bakrî, e-radd ‘alâ el Akhnâî, qâ’ida fî e-tawassul wa el wasîla, iqtidhâ e-sirât el mustaqîm, el jawâb el bâhir fî zuwwâr el maqâbir, etc.
[9] Les remparts ; 29
[10] Le repentir ; 18
[11] La vache ; 187
[12] Les djinns ; 18
[13] La vache ; 114
[14] Hadîth rapporté par Muslim (n° 532), selon Jundub ibn ‘Abd Allah el Bajalî (t).