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3 juin 2013 1 03 /06 /juin /2013 18:21

Jahm ibn Safwân

(Partie 6)

Platon

Platon marqua de façon durable la philosophie de l’Antiquité, par l’influence qu’il exerça, sur Plotin notamment, ou parce qu’on le considérait comme le philosophe par rapport auquel on devait se situer. Il fut aussi une source d’inspiration ainsi que la cible de bien des critiques. Aristote, Épicure ou les Stoïciens, par exemple, développèrent une critique plus ou moins systématique de l’éthique, de la théorie de la connaissance, ou de la philosophie politique de Platon. Quant à Plotin ou aux Pères de l’Église, ils n’ont pas manqué de voir en Platon un philosophe, quasi divin (Plotin), ou, en tout cas, une source d’inspiration importante.

La signification des œuvres de Platon a fait l'objet de nombreuses controverses depuis l'Antiquité. Certains ont fait de Platon un dogmatique ; d'autres un sceptique. Platon fut tantôt récupéré par des courants mystiques : élévation de l'âme vers le bien, au-delà de l'être, tantôt par des philosophies purement rationalistes.

Aristote

Sa conception de l'être comme « substance » (ou ontologie) et de la métaphysique comme « science de l'être en tant qu'être » influença l'ensemble de la tradition philosophique occidentale, d'Alexandre d'Aphrodise à Martin Heidegger en passant par Thomas d'Aquin, et orientale, d'Averroès et Maïmonide à Cordoue jusqu'au persan Avicenne en passant par les théologiens médiévaux de Byzance.

Au Proche-Orient, Byzance est en concurrence avec le monde musulman qui s'étend à l'Égypte et à la Syrie, anciens foyers culturels grecs de première importance. Les ouvrages classiques grecs sont très tôt traduits en arabe qui devient une langue de diffusion de ce savoir. Par l'Andalousie musulmane, en particulier, le mode de diffusion est plus rapide et concurrence celui de Byzance. La vie intellectuelle en Islam, aux mêmes époques, est imprégnée d'hellénisme. On peut citer parmi d'autres Al Kindi et, surtout, au xiie siècle, Averroès (Ibn Rush) ainsi que le philosophe, théologien et médecin juif Maïmonide.

Cette transmission de l'héritage grec et donc aristotélicien non seulement par l'idiome grec ou latin mais aussi parfois par la langue arabe, au début du bas Moyen Âge, est aujourd'hui de nature polémique. La reconnaissance d'un rôle plus ou moins important de la culture arabo-musulmane dans le dialogue des civilisations porte en soi une charge politique et émotionnelle importante des deux côtés de la Méditerranée. Ainsi, les vifs débats autour des projets de constitution pour l’Europe qui ont porté sur des mentions explicites à ce que doit la culture européenne à la pensée chrétienne, ont mené certains polémistes à prendre à partie les recherches historiques effectuées sur les transmissions de la pensée aristotélicienne (notamment les phases de traductions vers le latin), dans le but d’y minimiser le rôle des héritiers arabo-musulmans de la pensée aristotélicienne.

Le mot métaphysique n’est pas connu d’Aristote, qui emploie l'expression philosophie première. Notes de cours peut-être hétérogènes et sans dénomination commune, les papiers classés après la Physique dans la bibliothèque d'Alexandrie prirent ainsi accidentellement le nom de "méta-physique". Néanmoins, il est possible de considérer que cet ensemble de réflexions constitue une certaine unité. La philosophie première ou métaphysique, c’est donc pour Aristote la science la plus générale, par opposition aux sciences particulières. Selon Aristote, la philosophie première est donc la science de l’être en tant qu’il est et non d'une de ses parties, ou encore la science des principes et causes de l’être en tant qu'il est et de ses attributs essentiels.

La question fondamentale de la métaphysique est donc la substance. Selon lui, en effet, toute métaphysique se réduit à la question suivante : qu’est-ce que la substance ? Le livre Z de la Métaphysique cherche à répondre à cette question.

Dans la Métaphysique, il décrit Dieu comme le premier moteur immuable, incorruptible, et le définit comme la pensée de la pensée, c'est-à-dire comme un Être qui pense sa propre pensée, l'intelligence et l'acte d'intelliger étant une seule et même chose en Dieu : "L'Intelligence suprême se pense donc elle-même... et sa Pensée est pensée de pensée." Il est en ce sens une forme ou un acte sans matière qui provoque en premier l'ensemble des mouvements et par suite l'actualisation de l'ensemble de ce qui est.

Aristote fut commenté par la tradition néoplatonicienne et intégré à cette philosophie, qui tenta une synthèse entre Platon, Aristote et l'orientalisme, par exemple Plotin, Porphyre et Simplicius.

Au Moyen Âge, sa philosophie spéculative fut redécouverte, dans un contexte de rivalités d’écoles, grâce aux philosophes judéo-musulmans, en particulier à Maïmonide et Averroès. Au xiie siècle se déroula un mouvement général de traduction d’œuvres de philosophes et scientifiques grecs et arabes par des érudits des trois grandes religions monothéistes (christianisme, judaïsme, islam).

Ces traductions eurent lieu entre 1120 et 1190, à Tolède puis dans quatre villes d’Italie (Palerme, Rome, Venise, Pise). Cette période correspond à la Renaissance du XIIe siècle. Les œuvres d’Aristote furent traduites mot à mot en latin par Albert le Grand et Guillaume de Moerbeke, proche de Thomas d’Aquin.

La renaissance

Au xiiie siècle, la philosophie aristotélicienne, transformée par Thomas d’Aquin en doctrine officielle de l’Église catholique, malgré quelques soubresauts tels la Condamnation de 1277 d'un ensemble de propositions aristotéliciennes par l'évêque de Paris Étienne Tempier, devint alors la référence philosophique et scientifique de toute réflexion sérieuse, donnant ainsi naissance à la scolastique et au thomisme. On considère que Thomas d’Aquin a effectué une réconciliation entre les œuvres d’Aristote et le christianisme. Il a notamment commenté la Métaphysique, le livre De l'âme, les Politiques, la Logique et l'Éthique à Nicomaque. Aristote est l'auteur le plus cité dans la Somme théologique et il y a eu de nombreux conflits d'interprétation entre Thomas d'Aquin et les philosophes musulmans comme Averroès. Le succès de cette entreprise fut si grand que dans les universités chrétiennes, on nommait Aristote simplement « le Philosophe ».

Le déclin qui correspond au siècle des Lumières et à la révolution industrielle

Des controverses internes à la scolastique avaient commencé à entraîner son déclin au xvie siècle : en France, le premier à remettre en cause la doctrine physique d’Aristote fut Pierre de la Ramée (1515-1572) qui déclara dans sa thèse : « quaecumque ab Aristotele dicta essent commentitia esse », « tout ce qu’a dit Aristote n’est que fausseté ».

Francis Bacon, l'un des pères de la science et de la philosophie modernes, contestera l'autorité d'Aristote dans Du progrès et de la promotion des savoirs (1605) : « Le savoir dérivé d'Aristote, s'il est soustrait au libre examen, ne montera pas plus haut que le savoir qu'Aristote avait. »

La Réforme protestante est une vaste réaction contre l'intellectualité scolastique, et Lutherne perdra pas une occasion dans sa correspondance d'exprimer sa haine contre la pensée d'Aristote (sous sa forme thomiste, qui servit idéologiquement à justifier le papisme). De même, Nicolas de Cues s'oppose vivement à l'aristotélisme et au thomisme, notamment dans la Docte ignorance, leur préférant le socratisme platonicien et la mystique de Maître Eckhart. De manière générale, un grand mouvement pluriel de réaction à la doxa aristotélicienne (l'aristotélisme scolastique) naît à la Renaissance, qui aboutira à la science et à la philosophie modernes.

Il faudra attendre Galilée puis Torricelli et Blaise Pascal[1] pour que, sur des bases expérimentales, quelques-uns de ses enseignements en matière de sciences physiques soient contestés : suicide du scorpion entouré de flammes, vitesse de chute des corps proportionnelle à leur poids, horreur de la nature pour le vide, etc. Les critiques de l’époque moderne ne sont pas surprenantes étant donné qu’Aristote vécut au ive siècle av. J.-C., et qu’il ne disposait pas des moyens d’observation et d’expérimentation scientifiques apparus à partir du xviie siècle.

À partir du début du xviie siècle, la controverse sur les représentations du monde (géocentrisme contre héliocentrisme) entraîna la remise en cause de l’œuvre d’Aristote.

En effet, dans ce que l’on appela ultérieurement la Métaphysique, Aristote représentait le monde en deux parties (sublunaire et supralunaire). Les astres étaient supposés être des sphères parfaites, entrainées par le mouvement de sphères homocentriques tournant autour de la Terre, centre de l’Univers. La thèse géocentrique, maintenue dans le modèle astronomique développé par Hipparque et Ptolémée fut généralement admise pendant presque un millénaire et demi. Le géocentrisme, déjà remise en cause par Copernic (1543), fut fortement attaqué, à partir du début du xviie siècle, par des personnages comme Giordano Bruno, et surtout Galilée.

Galilée avait mis en scène dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo de1632) trois personnages, dont l’un (Simplicio) était favorable aux théories d’Aristote. Galilée fut condamné en juin 1633, et sa peine commuée par Urbain VIII en assignation à résidence.

Descartes apprit l’issue du procès de Galiléeen novembre 1633, et lorsqu’il reçut une copie de l’ouvrage de Galilée, il renonça à publier son propre ouvrage (le Traité du monde et de la lumière). C’est ainsi que Descartes décida de se lancer dans une carrière philosophique, et écrivit successivement le célèbre Discours de la méthode (1637), les Méditations métaphysiques (1641), et les Principes de la philosophie (1644). Descartes, influencé par les idées de son siècle, critiqua vivement les positions des aristotéliciens" et précipita la fin de la scolastique, parachevée par l'empirisme et Kant.

On reprochait à l’œuvre d’Aristote quelques invraisemblances dans sa physique, par rapport aux découvertes de la science moderne au xviie siècle, comme par exemple :

  • Monde sub-lunaire/ supralunaire (Sphères parfaites, en contradiction avec les montagnes sur la lune, les taches solaires, les satellites de Jupiter observés par Galilée),
  • Mouvement, associé à la force, et non à l’accélération (en fait la force correspond à la cause efficiente),
  • Mouvement des projectiles dû à la poussée de l'air,
  • Impossibilité du vide.

Époque contemporaine

La philosophie cartésienne et ses suites au XVIIIe eurent donc pour effet de faire oublier la métaphysique d’Aristote, et par voie de conséquence, toute sa philosophie et la métaphysique scolastique. Dans la plupart des ouvrages d’histoire des sciences et de philosophie, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’œuvre d’Aristote a systématiquement été décriée, en raison de la représentation géo-centrée, en même temps que l’on critiqua les erreurs de l’Église catholique dans le procès de Galilée.

Néanmoins, le xixe siècle vit un retour à la métaphysique aristotélicienne, sous la plume de Ravaisson, Trendelenburg et Brentano, précédés d'ailleurs par la dernière philosophie de Schelling. Le mouvement initié par Brentano aboutit à la révolution philosophique de Heidegger, qui répète la question de l'être, occultée par les modernes, à partir de son commencement aristotélicien.

L'influence d'Aristote demeure dans la philosophie contemporaine avec les nombreuses références à son œuvre dans la pensée d'Hannah Arendt et des philosophes politiques communautaristes. La philosophe américaine Ayn Rand s'en revendique également considérablement.

La grande influence de l'œuvre d'Aristote s’explique sans doute en partie par son caractère encyclopédique, qui tente de totaliser le savoir. Platon l’appelait d’ailleurs « le lecteur ». Pourtant, si l’on a pu considérer Aristote comme la synthèse incarnée de toute la culture philosophique et scientifique grecque, il n’est pas concevable de considérer, aujourd’hui comme hier, que sa philosophie donne une réponse simple et définitive à toute question : au contraire, la lecture attentive de ses œuvres montre qu’Aristote avait conscience de ce qu’il peut y avoir d’interminable dans la recherche de la vérité, et que certaines questions d’ordre métaphysique restent ouvertes. C’est la postérité d’Aristote qui en donnera une image de dogmatique ayant réponse à tout, et c’est cette image qui sera combattue par Francis Bacon dans son Nouvel Organon. Ainsi, l'Aristote du xixe siècle sera plus célébré pour ses intuitions métaphysiques et les questions qu'il laisse ouvertes, que pour ses vues scientifiques et encyclopédiques.

Historiquement, Aristote apparaît comme le premier auteur effectuant des classifications hiérarchiques du savoir de façon systématique. Ce mode de classement, qui pourrait être de son invention (il était en tout cas inconnu des bibliothécaires de Sumer), a survécu jusqu’à nos jours. Il est employé par exemple dans les cartes heuristiques depuis les années 1970, dans un esprit holistique. Nous ne commençons à nous en détacher qu’avec les bases de données relationnelles.

En septembre 1998, une encyclique du pape Jean-Paul II (Fides et ratio) souligne l’importance de la philosophie d’Aristote dans la transmission du savoir.

À suivre…

Par : Karim Zentici

http://mizab.over-blog.com/

[1] Blaise compte-t-il parmi les philosophes occidentaux qui reçurent l’influence du kalâm islamique ? C’est en tout cas vers ce sens que penche une lecture anglo-saxonne, qui a une longueur d’avance sur les français dans ce domaine. Voir : Karen Armstrong A History of God Ballantine Books New York,1993 pp.460.

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